philosophe, ancien doyen de
la faculté de théologie
protestante de Paris
Ed. LLL
LES LIENS QUI LIBÈRENT
224 pages – 17,50 €
Recension Gilles
Castelnau
Olivier
Abel présente ainsi cet important
ouvrage :
L'humiliation
est un facteur majeur dans beaucoup de
phénomènes de nos existences et de nos
sociétés. Mais elle est largement
sous-estimée, et nous y sommes souvent
très insensibles ; ou parfois, mais
c'est peut-être la rançon de ce déni,
nous y sommes trop sensibles, et comme
surexposés. Une part majeure de notre
vie politique semble se décider sur ces
sentiments sombres, qui disent aussi des
réalités vécues. C'est pourquoi il est
urgent de la combattre, et sinon d'y
mettre un terme, du moins de la limiter
et de la déjouer au mieux, tant dans nos
institutions communes que dans nos vies
ordinaires.
En voici des
passages.
Préambule
L'humiliation
offense, ridiculise, avilit, mais surtout
elle fait taire le sujet parlant, elle lui
fait honte de son expression, de ses
croyances et de ses goûts, elle ruine sa
confiance en soi, elle dévaste pour
longtemps les circuits de la
reconnaissance, et laisse derrière elle
une parole dérisoire ou fanatique.
Chapitre 1
Mesurer l’ampleur de
l’humiliation
Discriminations instituées et
institutions inattentives
Prenons les institutions les plus
incontestables. Les institutions scolaires
et universitaires sont des lieux
d'humiliation possible, car elles
nécessitent une certaine standardisation
et formatage qui rabrouent la diversité
des talents et des caractères. On compare
de manière prétendument égalitaire des
élèves qui partent avec des talents et des
handicaps bien divers. La compétition
scolaire est parfois formulée, sinon
intentionnellement pensée, comme un
concours qui joue sur la peur d'être
humilié. Tant pis pour ceux qui prennent
des chemins de traverse et qui traînent ou
qui chutent, et s'enfoncent dans la
spirale de l'humiliation et du
découragement, de l'autoélimination !
Dans
ce cadre, évoquons la difficulté à trouver
le temps et à instituer des occasions qui
permettent de s'attarder pour entendre
l'élève ou le parent, pour écouter et
expliquer. Pensons au cas d'un directeur
d'école écoutant des parents d'élèves
eux-mêmes emberlificotés dans des
humiliations anciennes, méfiants à l'égard
de l'institution scolaire, et qui
transmettent leur méfiance à leurs
enfants.
Ce
milieu souffre aussi de l'indifférence des
enseignants et de l'institution au
harcèlement niveleur et conformiste par
les camarades de tous ceux qui manifestent
des caractères ou des compétences un peu
bizarres ou inédites.
L’humiliation
dans les rapports de force
Nous
l’affirmons avec force, le rôle de
l’humiliation dans l’histoire est plus
important que celui de la violence. On a
certes reconnu les effets dévastateurs du
Traité de Versailles en 1918, qui était
peut-être lui-même la conséquence des
sommes énormes de réparations de guerre
que la France a dû payer à la Prusse après
1870, qui elles-mêmes étaient le lointain
contrecoup des conquêtes napoléoniennes,
etc. Mais quand on a vu l'exultation
occidentale lors de la chute du rideau de
fer, on sait que 1'« Occident triomphant »
des années 1990 et 2000 n'a pas vraiment
perçu l'humiliation qu'il causait à la
Russie. Ou quand on sait que les guerres
du Golfe ou de Lybie ont parfois été
traitées comme des jeux vidéos, on
comprend que le monde arabe puisse s'en
être senti humilié. Je ne crois pas que
l'Europe ait perçu combien humiliant a été
son traitement de la demande de la société
turque, désireuse de s'européaniser depuis
longtemps, et peu à peu éconduite. Or,
tout cela a eu de nombreux effets sur la
politique intérieure dans ces pays, et
Poutine comme Erdogan se sont solidement
installés sur ce désir revanchard de leurs
sociétés
[...]
Une autre forme d'humiliation se repère
dans les guichets des préfectures, des
administrations ou des mairies, dans les
manières inhumaines de faire sentir à un
étranger qu'il ne comprend pas la langue
et de ne pas chercher à s'en faire
comprendre, au contraire. On peut alors le
rabrouer sans ménagement quand il a
longuement fait la queue sans comprendre
qu'il fallait d'abord remplir un
formulaire. Un ami étranger m'a raconté
qu'il lui est arrivé, dans une préfecture
parisienne, de venir à la rescousse d'une
personne qui ne parvenait pas à s'exprimer
lorsqu'il s'est aperçu que le
fonctionnaire savait la langue de
l'étranger dont il traitait le dossier,
mais lui a dit avoir reçu l'instruction de
ne parler que français.
[...]
Il
faudrait toujours faire en sorte
d’humilier le moins possible, et gagner
de manière à ce que l'autre ne perde pas
la face en plus de la bataille. Il
s'agirait de faire en sorte que l'ennemi
puisse rester pour nous un ennemi
honorable.
Chapitre 2
Sentir
la profondeur de
l’humiliation
L’insensibilité
à la subjectivité d’autrui
L'humiliateur néglige la sensibilité de
l'humilié, il ne cherche pas à s'en faire
comprendre, mais à l'écraser de son
mépris, ou pire peut-être de son
indifférence, de sa négligence, de sa
désinvolture réelle ou calculée.
Mais
l'humilié à son tour risque de se draper
dans son sentiment d'humiliation, sans
chercher à comprendre ce que celui qu'il
estime être son humiliateur a voulu dire
ou faire. L'humilié est incapable de se
décentrer, de remettre les choses à leur
place dans un contexte d'énonciation, où
il s'est peut-être mépris. Il ne cherche
même pas à savoir s'il y a eu une
intention, si ce n'est pas un malentendu,
un quiproquo : ce qu'il a reçu ou perçu
lui fait perdre ses capacités, ses
qualités, son crédit. Il s'est senti visé
et atteint dans sa dignité, cela lui
suffit. Mais peut-être qu'« il prend tout
pour lui » de manière excessive, dans un
excès de subjectivité ? Peut-être est-ce
juste que son moi, malheureux, a un peu
enflé ? Peut-être même simplement
demande-t-il des égards que lui-même n'est
pas vraiment disposé à accorder aux
autres, ou même qu'il n'est pas capable
d'accorder aux autres. C'est ce que la
philosophe Cynthia Fleury, dans son livre
sur le ressentiment, critique dans la
posture de celui qui est campé dans son
droit : « Moi qui ne respecte rien et qui
ne te respecte pas, j'ai droit au respect».
Une
dévastation durable
Mais l'humiliation apparemment la
plus négligeable, avec le temps et la
durée de l'empoisonnement, peut avoir des
effets secondaires terribles. Sur le
registre des rapports familiaux, les
terribles pages que Wayne Koestenbaum
consacre dans son livre à Mickael Jackson,
enfant battu et humilié par son père et
qui en viendra détester son corps et tout
faire pour le remodeler, en sont une
illustration. Sur le registre des
situations collectives, on peut se
demander ce que deviendront les jeunes des
camps de réfugiés, coincés dans l'attente
d'un avenir de plus en plus improbable.
L'humiliation est bien ce qui prépare les
violences d'après-demain, quand cette
génération aura grandi et mûri son
ressentiment.
Chapitre 3
Reconnaître le coeur de
l'humiliation
La servitude
et l'exclusion
Or, aujourd'hui, le problème
qui nous submerge progressivement et qui
prend à contrepied notre désir
d'émancipation, alors même que les
servitudes n'ont pas vraiment disparu,
c'est celui de l'exclusion. Pour énoncer
rapidement notre hypothèse, elle repose
sur l'idée que les humains sont moins
massivement tenus en esclavage et
servitude que de plus en plus exclus et
tenus comme superflus, inutiles,
insignifiants. Pire, nous vivons dans une société où les gens
se sentent et se considèrent eux-mêmes
comme superflus ! Nous sommes dans une
société d'autoexclusion, et au nom de la
lutte pour l'émancipation, nous avons
généré une société de « solitude
volontaire ». Notre société est malade de
solitude.
[...]
L'indice de cette mutation globale,
c'est qu'un tout autre versant de
l'humiliation est apparu. A la dialectique
du maître et de l'esclave répond celle de
l'émancipé et du rejeté. L'esclave peut
devenir l'affranchi, le sujet adulte et
émancipé qui a regagné sa vie. Mais il
peut hélas aussi devenir le rebut d'une
société qui n'a plus besoin de lui. Dans
une société dérégulée, désinstituée,
liquide, où il n'y a plus que des
connexions libres, horizontales, des
libres associations flexibles, toujours
novatrices, on laisse tomber ceux dont on
n'a pas besoin, ceux qui n'ont pas su
augmenter leur réseau utile et passer de
projet en projet. L'humilié est considéré,
et se considère lui-même, comme un déchet,
il n'est plus sujet, mais le « rejet »
d'une société de projets.
À la figure de l'esclave
surexploité, il conviendrait de superposer
celle du réfugié sans papier, sans
identité, sans formation, sans qualité,
inemployable, inutile, non intégrable.
Être jeté, rejeté, exclu, n'est pas
exactement la même chose qu'être tenu en
servitude ou en minorité.
Les embarras
de la parole « religieuse »
L’embarras est la condition de la
parole religieuse, quand celle-ci ne
prétend plus à une vérité de surplomb qui
s'imposerait de gré ou de force. Bruno
Latour observait que c'est une parole
embarrassée, qui ne se reconnaît ni dans
la croyance crédule ni dans l'incroyance
satisfaite, qui ne se sent à l'aise nulle
part.
[...]
« Il a
honte de ce qu'il entend le dimanche du
haut des chaires quand il se rend à la
messe ! ; mais honte aussi de la haine
incrédule ou de l'indifférence amusée de
ceux qui se moquent de ceux qui s'y
rendent. Honte quand il y va, honte quand
il n'ose pas dire qu'il y va. Il grince
des dents quand il entend ce qui se dit à
l'intérieur ! ; mais il bouillonne de rage
quand il entend ce qui se dit à
l'extérieur », Bruno Latour, Jubiler,
ou les tourments de la parole religieuse,
Paris, Les Empêcheurs de penser en rond,
2002, p. 7. Récemment, Bruno Latour
présentait Nietzsche comme un Père de
l'Église !
chapitre
4
Déconstruire l’histoire
et les mécanismes de
l’humiliation
De la charité chrétienne à
l’État-providence
L'État-providence cherche à
éliminer le reste d'humiliation issu de la
pitié et de la bienfaisance, en faisant de
l'assistance un droit qui limite les
conditions de vie dégradantes. Il vise à
éliminer la pauvreté de manière à ce qu'il
n'y ait plus besoin d'avoir recours à la
compassion. Il reste que pour les
sensibilités libérales ou libertaires,
l'État-providence est paternaliste et
bureaucratique, ce qui est encore
l'occasion d'humiliations, et porte
atteinte à l'autonomie des agents par son
humiliante assistance et son universalisme
paternel.
L'humiliation d'être montré et
la résistance du respect
Égard ou regard, une véritable éthique de
la perception se joue ici, dans le fait
parfois de ne pas trop regarder, ne pas
trop sentir, car cela redouble la honte,
de ne pas du tout regarder parfois, ne pas
voir, ne pas vouloir savoir. Au lieu de
déchirer le voile et d'aller scruter une
vie de trop près, le respect renonce à se
faire une image de l'autre. C'est ce tact
du respect qui est délicat. Comment
regarder un SDF qui n'a pas de lieu où se
retirer, mais aussi comment ne pas le
voir, ne pas le regarder, ne pas lui faire
place du regard comme s'il était chez lui
? Comment regarder un visage abîmé par la
maladie, comment ne pas être trop
perméable au regard de l'autre, ni trop
imperméable ? Comment ne pas trop éloigner
l'autre, bien sûr, mais comment ne pas
trop le rapprocher. . . Même nos plus
proches, comment les regarder avec
respect, comme si nous ne savions pas
encore vraiment qui ils
sont ? Tout cela, c'est la vie ordinaire
qui devrait nous l'apprendre.
L'humiliation
d'être écarté et la
résistance de l'estime
«
Il faut imaginer Sisyphe heureux », disait
Camus : il faut imaginer chacun heureux.
Il faut imaginer chacun capable de montrer
où il trouve son bonheur, mais capable
aussi de trouver ceux qui peuvent le
partager. L'estime de soi suppose, quand
bien même on désapprouverait nos actes et
nos paroles, que notre existence même soit
foncièrement approuvée. C'est une
expérience élémentaire qui se constitue
avec les proches : les proches sont ceux
qui m'approuvent d'exister l .
Mais de proche en proche ce sentiment
d'être approuvé, d'exister, se fait dans
tous les cercles où notre existence désire
paraître. Et c’est là aussi hélas qu’il
peut se défaire.
chapitre
5
Penser
des
institutions
non
humiliantes
Les
institutions comme écran
protecteur
et come théâtre autorisé
Il est
certes glorieux de se battre contre les
injustices et les violences, mais comme
les écuries d'Augias, il y a un gros
travail à faire pour prendre toutes nos
institutions, nos lois, nos
administrations, nos organisations, et les
nettoyer des possibilités d'humiliation
qu'elles peuvent abriter. En les scrutant
attentivement sous cet aspect-là, on
pourrait établir des procédures qui les
entraveraient ou du moins les rendraient
perceptibles, et qui changeraient l'esprit
des lois et l'éthique des institutions.
chapitre 6
Déjouer
l'humiliation
Le
ressentiment
et ses abus
Il
nous faut maintenant examiner l'autre
versant du problème, la sensibilité
excessive à tout ce qui peut être pris
pour une humiliation, sinon une stratégie
pour attiser le ressentiment et en faire
un levier moral et politique
d'intimidation. Dans le cas des
caricatures du Prophète, on a parfois le
sentiment que c'est le cas d'une partie
des musulmans, dont le sentiment
d'humiliation est réel, mais qui se
laissent exciter et manipuler par les
prédicateurs du djihadisme, lesquels n'ont
de cesse d'instrumentaliser de manière
cynique et mauvaise le ressentiment,
partout dans le monde.
Face à cette
instrumentalisation, la tentation est
grande de dénier toute humiliation, comme
on l'avait vu avec Ruwen Ogien. Commentant
le livre collectif de Antoine Grandjean et
Florent Guénard, il écrivait : « L'idée
qui est développée c'est que, à côté des
demandes de justice sociale, il existerait
aussi un désir de reconnaissance très
puissant dans nos sociétés. […] Quand ces
désirs ne sont pas satisfaits il en
résulterait cette frustration qu'on
appelle le ressentiment».
Mais, objecte-t-il, le ressentiment « fait
passer des désirs psychologiques (celui
d'être reconnu, valorisé, estimé, etc.)
devant les droits fondamentaux des
personnes privées d'emploi et des
étrangers, c'est-à-dire devant des
impératifs de justice sociale Il ne faut
donc pas laisser trop de champ au
ressentiment.
Remarquons qu'ici Ogien exerce
cette critique plutôt à l'encontre du
populisme français d'extrême droite, qui
développe cette rhétorique d'une
souffrance psychologique et d'un manque de
reconnaissance, comme les islamistes
développent une rhétorique de
l'humiliation inacceptable.
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