Article
Les dragons aux pays
des hommes
Interview de Jean-Marie
Privat
professeur de littérature et
d'ethnologie à l'université de Metz
par Claudine Castelnau
à la radio
« Fréquence
Protestante »
13 juin 2006
Jean-Marie Privat. Les dragons les plus anciens représentaient
sans doute une force bénéfique à condition
d'être maîtrisés, domestiqués, comme c'est
le cas pour l'eau et le feu. Les dragons
« mythiques » comme on dit dans le langage
spécialisé des historiens de la culture étaient
ambivalents, c'est-à-dire qu'ils étaient dangereux
comme un fleuve en crue peut l'être, représentation
d'une antique force aveugle de la nature, qu'il ne faut surtout pas
détruire. De même qu'il serait absurde et d'ailleurs
impossible de supprimer le feu ou d'assécher un fleuve. Une
fois qu'ils sont domestiqués, civilisés,
maîtrisés, ils deviennent
bénéfiques.
Claudine Castelnau. Il devient alors un animal social.
Jean-Marie Privat. Tout à fait. On confectionne le mannequin du
dragon, qui est toujours très beau, en papier multicolore,
comme par exemple les dragons du nouvel an chinois. Ils s'inscrit
dans un rite culturel, dans un univers symbolique, en fonction
d'ailleurs d'un calendrier coutumier. Il est adossé à
des contes, des légendes.
Claudine Castelnau. Un dragon est plutôt un être
inquiétant. On nomme ainsi des femmes de grande vertu.
Jean-Marie Privat. C'est vrai. On parle d'un « dragon de
vertu », pour désigner une femme qui mène
tout son monde et son mari à la baguette. On le dit aussi des
enfants turbulents : « ces chers petits dragons, ces
monstres ».
Dans le vieux vocabulaire occident, dragon, dragounet ou drac, c'est
l'enfant avant le baptême.
Claudine Castelnau. Donc quand il est encore sous l'influence
maléfique du péché originel.
Jean-Marie Privat. Il est encore dans l'ordre de la sauvagerie. Le
rite du baptême le fera entrer dans la civilisation, dans la
culture et même dans la civilité.
Claudine Castelnau. Il y a de multiples histoires de saints qui ont
vaincu des dragons. Mon enfance a Arles a été
bercée par l'histoire du drac, dont on me disait, non qu'il
était dans le Rhône mais dans la Durance.
Jean-Marie Privat. Le dragon est ambivalent. Quand il vole il est
évidemment aérien. Il est souvent dans des grottes,
donc chtonien. Il crache le feu. Il habite aussi fréquemment
des rivières au cours violent ou dans des marécages. Il
est un être trouble et demeure dans des endroits
eux-mêmes hybrides : un marais est à la fois de la
terre et de l'eau.
Claudine Castelnau. Celui que je connais bien est la Tarasque qui
demeurait dans le Rhône près de Tarascon et qui a
été vaincue par sainte Marthe. Elle est donc un animal
de l'eau.
Jean-Marie Privat. De l'eau et aussi du roc : un peu au nord de
Tarascon se trouve le village de Mondragon qui est à la fois
sur un rocher et sur le bord du Rhône.
Dans l'Europe chrétienne le dragon est l'objet d'un combat
rituel entre un chevalier chrétien (pas toujours
chrétien d'ailleurs) ou un saint ou une sainte. Sainte
Marguerite a affronté et vaincu un dragon.
Claudine Castelnau. Elle a d'abord été avalée par
le dragon.
Jean-Marie Privat. Oui, mais elle avait eu la pieuse précaution
de conserver une croix qui lui a permis d'ouvrir de
l'intérieur le ventre du dragon et de s'en échapper.
Pourtant dans certaines peintures anciennes, son corps est
représenté encore en partie prisonnier du corps du
dragon. Elle participe donc à la fois de la plus haute
spiritualité et de la partie archaïque humaine qui
subsiste tout de même.
Claudine Castelnau. Il y a deux manières d'affronter le dragon.
La manière féminine aussi représentée par
sainte Marthe qui attrape la Tarasque avec la ceinture de sa
robe : l'image de la jeune fille qui dénoue sa ceinture
est un symbole sexuel.
Jean-Marie Privat. Est-ce sa chasteté, sa pureté qui
soumet le monstre ? A-t-elle fait l'oblation de son chaste corps
et la bête immonde se soumet-elle à cette
valeur surnaturelle ? Ou est-ce plus ambigu ? La
question demeure trouble.
Claudine Castelnau. Je trouve d'ailleurs choquant que sainte Marthe
fasse tuer par le peuple la Tarasque qu'elle avait pourtant
calmée et réduite en l'attachant avec sa ceinture.
D'autres histoires de la légende dorée me semblent plus
sympathique : saint François d'Assise qui a
apprivoisé le terrible loup de Gubbio le ramène au
village et le fait nourrir par les habitants jusqu'à sa
mort.
Jean-Marie Privat. Il est vrai que dans le folklore européen il
y a les « meneurs d'animaux ». Par exemple le
joueur de flûte menant les rats en dehors de la ville. Il y a
des sorciers menant les loups.
A Tarascon, on remarque également
l'hybridité de l'histoire. Une première partie de
l'histoire est christianisée : la bête immonde est
vaincue par la sainte. Une seconde partie se greffe sur cette
légende sacrée qui est le mythe civique de la fondation
de la ville par l'action valeureuse de ses premiers habitants. La
légende sacrée à valeur universelle est
combinée avec le mythe populaire de la fondation de la
cité de Tarascon.
Aujourd'hui encore la Tarasque est
promenée chaque année dans les rues de Tarascon dans
une ambiance de fête : on danse, on boit du pastis, on
rit.
Claudine Castelnau. Il y avait aussi une manière masculine de
vaincre le dragon qui était plus violente.
Jean-Marie Privat. En effet, saint Georges, saint Michel, Roger
délivrant Angélique, saint Marcel à Paris que
l'on oublie trop souvent (un évêque du
4e siècle ap. J.C. qui a
terrassé un dragon qui infestait la rivière
Bièvre) et bien d'autres.
Claudine Castelnau. Lors d'une certaine période du Moyen-Age des
familles nobles ont revendiqué la présence d'un dragon,
d'un serpent dans leur généalogie. Je pense à la
famille des Lusignan revendiquant Mélusine etc.
Jean-Marie Privat. Lors de sa montée en puissance la chevalerie
aristocratique a procédé à des reconstitutions
que nous considérons aujourd'hui comme tout à fait
farfelues mais qui étaient considérées comme une
affiliation symbolique à des forces obscures et
archaïques que leur ancêtres étaent supposés
avoir maîtrisées. D'où ces totems faisant partie
de leurs armoiries.
L'histoire la plus célèbre en
France est celle de la ville de Draguignan. La grande famille des
Draguignan a joué, comme aussi les Lusignan, de la consonnance
de leur nom avec le dragon et s'est donné une
généalogie fabuleuse. On admettait d'autant plus
facilement ces existence des dragons que le livre biblique de
l'Apocalypse fait état de la lutte de saint Michel contre un
dragon.
Cette stratégie d'appropriation
familiale de la force du sacré représentée par
le dragon, se faisait au dépens ou en concurrence avec le
monopole que l'Église essayait de maintenir.
Claudine Castelnau. Il était aussi question de fées et
d'autres personnages surnaturels.
Jean-Marie Privat. Cet univers des dragons, des fées, du
diable, qui est pour nous folklorique, constituait un système
culturel de représentation imaginaire. Avoir, dans ce
système fermé, une distance critique à
l'égard de leur existence plausible, était aussi
impensable que mettre en cause l'exiscence même de Dieu.
Ce système était structuré par le pôle du
Mal et celui du Bien et la lutte éternellement
recommencée du Bien contre le Mal.
Claudine Castelnau. Les illustrations abondent dans l'art des combats
contre les dragons. Je pense notamment à celles de
Paolo
Uccello devant la grotte du
dragon.
Jean-Marie Privat. Cette grotte est à la fois utérine,
protectrice, dangereuse, mystérieuse. Il y a des
ambiguités sexuelles, patriarcales.
Claudine Castelnau. Il y a aussi l'étonnant poème
épique du 16e siècle
« Roland furieux » de l'Arioste qui se termine
mal pour la jeune fille que Roland viole après l'avoir
délivrée du monstre marin qui s'apprêtait
à la dévorer.
Jean-Marie Privat. Les dramaturges, les romancers,les peintres et les
sculpteurs trouvaient là une extraordinaire matière
avec toute une série de variations possibles et toutes les
ambiguités qu'elle présentait.
En effet, si on regarde un peu finement
notamment telle peinture d'Uccello, on constate parfois une
troublante identité partielle entre la cuirasse en
écaille du chevalier et le corps en écaille du dragon.
Il y a du dragon dans l'homme et de l'homme dans le
dragon !
Claudine Castelnau. Vous remarquez dans votre livre que les dragons
commencent à avoir quatre pattes au 16e siècle alors
qu'ils n'en avaient jusque là que deux. D'ailleurs Paolo
Uccello ne le représente qu'avec deux pattes.
Jean-Marie Privat. Dans la zoologie antique, Aristote et Pline
l'Ancien mentionnent les dragons ainsi que des animaux qu'il n'ont
évidemment jamais vus. Les voyageurs qui se sont
aventurés très loin, en Inde, ou en Afrique, ont
découvert des animaux extraordinaires à très
longs cous, par exemple - nous les appelons des girafes -.
On connaît des récits de dragons combattant des
éléphants et réussissant à les vaincre
grâce à la puissance de leurs coups de queue.
La science antique concevait donc comme
possible l'existence de monstres.
La dimension chrétienne s'y est
ensuite greffée, notamment dans la prédication
apocalyptique, dans le « catéchisme de la
peur ». L'omnipuissance de Dieu et la conception du
péché universel, rendaient possible l'existence des
dragons.
L'exstence des dragons n'a été
mise en question que lors de la naissance de la science moderne au
16e siècle et du développement de la
Réforme protestante et la disqualification qu'elle
antrainaît de tout ce qui lui paraissait être de la
superstition.
Claudine Castelnau. La paléontologie naissante a fait au
16e siècle quelques découvertes qui
renforçaient l'idée que les dragons avaient eu une
réalité.
Jean-Marie Privat. Dans l'univers chrétien de cette
époque, la tendance des paléontologues était,
plus ou moins consciemment, de valider par la science, la
vérité des récits bibliques mentionnant les
forces diaboliques manifestées sous la forme des
dragons.
Au 19e siècle,
Georges Cuvier a montré que les dragons n'avaient pas
existé mais que des bêtes étonnantes et
monstrueuses, les dynosaures, avaient existé.
Le dragon ne subsiste plus que dans le champ
de l'imaginaire.
Jean-Marie
Privat
« Dragons
entre sciences et fictions »
Édition CNRS
« Les
dragons, des monstres au pays des hommes »
Collection Découvertes chez
Gallimard
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