Réflexion
Les drogues et le
travail
Double vie
Astrid
Fontaine
Édition Les
Empêcheurs de penser en rond
interview par Claudine
Castelnau
26 avril 2006
Astrid Fontaine a apporté cette
chanson des années 1930 :
Le
tango stupéfiant
Paroles et Musique de R.Carcel, H.Cor,
P.Olive
Marie Dubas
Après trois semaines
entières
De bonheur que rien n'altérait
Mon amant dont j'étais si
fière
Un triste matin me plaquait
Pour calmer mon âme chagrine
Je résolus en un sursaut
De me piquer à la morphine
Ou de priser de la coco
Mais ça coûte cher tous ces
machins
Alors pour fuir mon noir destin
Refrain
J'ai fumé de l'eucalyptus
Et je m'en vais à la
dérive
Fumant comme une locomotive
Avec aux lèvres un rictus
J'ai fumé de l'eucalyptus
Dès lors mon âme
torturée
Ne connut plus que d'affreux jours
La rue du désir fut
barrée
Par les gravats de notre amour
J'aurais pu d'une main câline
Couper le traître en petits
morceaux
Le recoller à la
sécotine
Pour le redécouper
aussitôt
Mais je l'aimais tant l'animal
Alors pour pas lui faire de mal
Refrain
J'ai prisé d'la naphtaline
Les cheveux hagards, l'�il
hérissé
Je me suis mise à me fourrer
Des boules entières dans les
narines
J'ai prisé d'la naphtaline
Qu'ai-je fait là, Jésus
Marie
C'est stupéfiant comme
résultat
Au lieu de m'alléger la vie
Je me suis alourdie l'estomac
J'ai dû prendre du charbon
Belloc
Ça m'a fait la langue toute
noire
Que faire alors pauvre loque,
Essayer d'un autre exutoire ?
Car le pire c'est que j'ai pris le
pli
Et c'est tant pis quand le pli est
pris
Refrain
Je me pique à l'eau de Javel
Pour oublier celui que j'aime
Je prends ma seringue
Et j'en bois même
Alors il me pousse des ailes
Je me pique à l'eau de Javel
Gnak gnak gnak gnak
J'ai du chagrin...
Claudine Castelnau. Vous êtes ethnologue et vous avez
effectué une recherche pendant plusieurs années.
Astrid Fontaine. L'observatoire français des drogues et
toxicomanie a financé ces études. J'ai fait une
quarantaine d'entretiens pour comprendre comment on pouvait
gérer une consommation de produits illicites et licites en
menant de front une activité professionnelle.
Claudine Castelnau. Votre livre donne des passages de ces interviews
réalisés avec des gens qui sont de hauts
fonctionnaires, qui assument des responsabilités importantes,
qui sont de familles aristocratiques. Vous mentionnez un
ingénieur de haut niveau, un professionnel
spécialisé dans l'informatique, etc.
Astrid Fontaine. Il est vrai qu'a propos de la drogue, on
évoque régulièrement des junkies, des
populations très marginalisées, en grande souffrance,
des gens repérés par les institutions sanitaires ou
répressives.
La population qui a fait l'objet de mon
étude ne figure pas dans les statistiques disponibles. Or il
m'a semblé que c'était fausser le débat que de
ne montrer que les usagers de drogues victimes de la
déchéance. De plus on n'écoute jamais les
usagers au contraire capables de gérer leur consommation et de
s'en sortir.
Claudine Castelnau. On connaît d'autant moins ces gens qu'ils
tiennent à conserver une apparence de normalité,
à demeurer « clean ». Ils ne veulent pas
se faire remarquer et parviennent à gérer
remarquablement bien leur consommation de drogue.
Astrid Fontaine. C'est une caractéristique de cette
population qui se différencie des usagers plus jeunes se
revendiquant d'un mouvement culturel musical, contestataire,
s'habillant tous pareil. Ceux dont je me suis occupée sont
parfaitement insérés dans la société, ont
une vie professionnelle et familiale en apparence parfaite. Ils ne se
constituent pas en tant que groupe, ils ne se connaissent pas
mutuellement. Il n'y a pas de bars spécialisés pour les
accueillir.
Claudine Castelnau. Vous avez rencontré, durant ces interviews,
la pression sociale qui ne traite pas de la même manière
les drogues illégales et les légales que sont le tabac,
l'alcool et les médicaments. La société entend
régenter un ordre moral. C'est ainsi que les médecins
d'entreprises, les médecins du travail seraient invités
à participer à un effort de détection des divers
drogués de l'entreprise.
Astrid Fontaine. C'est en prenant connaissance de ce projet du
dépistage en entreprise, que j'ai eu l'idée de ce
travail. L'intérêt du gouvernement pour cette population
est lié à une réalité économique
du lobby pharmaceutique qui cherche à implanter en Europe des
tests de dépistage.
Ce projet vient des États-Unis
où le dépistage est pratiqué depuis 1972 :
un salarié américain sur deux est testé à
l'embauche et lors de sa visite médicale annuelle. Le
marché du dépistage y est donc saturé, ainsi que
le marché de la falsification des tests qui lui est
évidemment associé.
Les laboratoires pharmaceutiques cherchent
donc à ouvrir un marché européen.
Claudine Castelnau. Les laboratoires pharmaceutiques qui participent
à développer l'usage de la drogue !
Astrid Fontaine. A la fin du 19e siècle et au début du
20e, les drogues étaient licites et les laboratoires ont
largement promu l'héroïne et la cocaïne, sans
naturellement pouvoir s'imaginer ce que cela allait donner ensuite.
Sigmund Freud, Sherlock Holmes en sont des exemples.
Actuellement ils produisent des produits
licites, les médicaments psychotropes. Ils incitent à
leur prescription et à leur consommation.
Dans mon livre, le témoignage d'une
visiteuse médicale est intéressant à ce
sujet.
Claudine Castelnau. La France est, d'ailleurs, un des pays les plus
drogués au monde.
Astrid Fontaine. C'est vrai. Les Français ont toujours
consommé beaucoup d'alcool et sont actuellement les plus gros
consommateurs de médicaments d'Europe. Entre 1997 et 2003 la
consommation d'antidépresseurs a augmenté de 42
%.
Claudine Castelnau. Quelles sont les drogues &endash; illicites
&endash; dont vous avez étudié la consommation.
Astrid Fontaine. J'ai peu étudié le cannabis dans la
mesure où on en parle beaucoup, où il est largement
admis.
Les autres substances sont les produits
stimulants comme la cocaïne, les amphétamines, l'ecstasy,
les hallucinogènes comme le LSD, les calmants comme
l'héroïne.
Claudine Castelnau. Qui sont ces gens qui consomment des drogues tout
en poursuivant leur vie professionnelle ?
Astrid Fontaine. En fait ils évitent soigneusement de
mélanger les deux sphères que sont la vie
professionnelle d'une part et la vie privée d'autre part,
à part l'alcool et les médicaments dans la mesure
où ce sont des substances admises socialement.
Les usagers que j'ai rencontrés ont
fait connaissance des drogues à l'adolescence. Ils ont donc
une longue expérience de leurs drogues et de la manière
dont on les consomme.
Claudine Castelnau. Pour quelle raison ont-ils continué à
en prendre à l'âge adulte ?
Astrid Fontaine. La personne qui serait capable de répondre
à cette question n'est pas encore née ! Dans
certaines cultures la prise de drogues fait partie de la
sphère religieuse.
Le vin est admis dans notre civilisation et
il ne l'est pas dans d'autres. Ailleurs c'est la coca.
Il faut aussi différencier la
conception collective et la dépendance individuelle.
Claudine Castelnau. Dans votre livre vous mentionnez
l'automédication de ces prises de drogues.
Astrid Fontaine. Oui, ceux que je décris dans ce livre ne
sont pas des malades. Ils recherchent moins le plaisir que le
bien-être et l'équilibre. Le cas classique est celui
d'une personne ayant un travail difficile qui ne lui plait pas, dur
à supporter, avec trop de contraintes, rentre chez elle le
soir et boit un verre ou se roule un joint, comme une détente,
pour s'évader d'une réalité
pénible.
Il est vrai que dans notre monde le travail
devient de plus en plus difficile.
On pose traditionnellement la question de
l'impact de la consommation de drogue sur la rentabilité au
travail mais il y a aussi la question de l'impact des conditions de
travail sur la santé.
Claudine Castelnau. Une des personnes que vous avez interrogées
et qui a une quarantaine d'années, dit fumer du cannabis avant
de partir au travail pour se donner du courage.
Astrid Fontaine. Il pense que sinon il ne serait pas capable de
se plier aux contraintes de son travail. Il travaille dans un
environnement répressif qui lui serait insupportable s'il ne
consommait pas de drogue. La drogue devient pour lui un
médicament d'intégration.
Claudine Castelnau. D'autres ne prennent de la drogue que dans un cadre
festif. Ils n'hésitent pas à mélanger plusieurs
drogues. Ils savent distinguer leurs moments de détente
où ils peuvent s'éclater des moments où ils
doivent être clean et doivent avoir l'air normal.
Astrid Fontaine. Certaines personnes travaillent 70 ou 80 heures par
semaine et ont l'impression d'élargir leur vie en prenant de
la drogue, afin de ne pas vivre seulement pour leur travail.
Quant à la polyconsommation elle
n'est pas vraiment nouvelle : on fumait normalement une
cigarette en buvant de l'alcool. Ce qui est nouveau est la
variété de produits disponibles, l'usage de
médicaments associés à l'alcool, la prise de
somnifères pour réussir à dormir�
Claudine Castelnau. Vous dites qu'ils parviennent à une
maîtrise remarquable de leur consommation.
Astrid Fontaine. C'est à partir de leur propre
expérience et celle de leurs pairs qu'ils gèrent leur
consommation. En effet on assiste en France à un blocage de la
communication sur ces questions. On n'arrive pas à parler des
drogues, de leurs effets et de leurs dangers de manière
sereine et pragmatique. Il n'y a jamais d'échange
d'information. Le discours est toujours idéologique et est
soit dans l'apologie et l'angélisme, soit purement
répressif. Les habitués de la drogue ne reconnaissent
pas leur expérience dans ce qu'ils entendent dire qui est
alors décrédibilisé.
Claudine Castelnau. Vous mentionnez ces drogués que l'on
ignore.
Astrid Fontaine. J'ai interviewé ces gens ayant des postes de
responsabilité, appréciés dans leur travail sans
qu'on s'aperçoive de leur dépendance.
Ainsi une jeune fille de 25 ans, mince et
charmante, dynamique, sportive, saine et donnée en exemple par
ses supérieurs alors qu'elle est droguée à
l'héroïne. En fait, elle demeure mince car
l'héroïne donne des nausées qui lui font vomir son
repas du soir.
Un homme de 48 ans, ayant connu l'alcool et
la cocaïne et drogué à l'héroïne,
affirmant travailler énormément, 80 heures par semaine
et dont l'entourage ne s'apercevait pas de sa dépendance, sauf
lorsqu'il s'efforçait d'arrêter car son humeur s'en
ressentait.
Claudine Castelnau. Vous mentionnez des gens qui, non seulement savent
quelles quantités de drogues ils peuvent prendre mais qui sont
aussi capables de se soigner par automédication de Subutex ou
Méthadone.
Astrid Fontaine. Ils acceptent mal que le corps médical
s'immisce dans leur consommation et nombreux sont ceux qui s'en
sortent seuls. Celui qui entre dans une consommation quotidienne
d'héroïne pourra le faire pendant 10 ou 12 ans sans qu'on
puisse faire grand chose pour lui tant qu'il ne sera pas en demande
d'arrêt.
Lorsqu'il voudra s'arrêter, parce
qu'il sera tombé amoureux et que son amie (son ami) aura fait
pression sur lui ou sur elle ou lorsqu'il voudra un enfant, il s'en
sortira seul. En tout cas beaucoup y réussissent.
Voici un exemple d'automédication. Un
consommateur d'héroïne qui n'a jamais cessé de
travailler, marié à une femme également
consommatrice d'héroïne, passe par un divorce difficile
à assumer. Un jour que son dealer ne peut le ravitailler, il
prend de la méthadone et c'est le déclic qui le fait
arrêter. Il se contente aujourd'hui d'ecstasy et de
cocaïne qu'il prend parfois le week-end.
Claudine Castelnau. Vous racontez aussi que certains essayent sans
succès une vie de couple.
Astrid Fontaine. Parmi les consommateurs de drogues, nombreux sont
ceux qui vivent une souffrance affective qui les relance dans la
drogue. Il arrive qu'une rupture amoureuse ou un problème
professionnel fasse déraper dans la drogue ceux qui se
bornaient à un usage de médicaments licites. Une phase
dépressive, qui est mal acceptée dans le monde
professionnel sera compensée par un usage de
médicaments.
De multiples situations peuvent être
des facteurs aggravants ou au contraire des occasions de s'en
sortir.
Claudine Castelnau. Parmi toutes celles que vous avez
rencontrés, de quelle personne souhaitez-vous nous parler
encore ?
Astrid Fontaine. Tristan. Un fonctionnaire, très
cultivé, jouant sur toutes les transgressions possibles, la
drogue, le sexe, les sous-cultures�
Charles, un haut fonctionnaire aristocrate,
prétendant être aussi à l'aise dans le bureau
d'un ministre que dans une boite de nuit à 2 heures du matin.
Son père était militaire aux colonies, où il
fumait l'opium et qui a eu le temps de se désintoxiquer lors
de son trajet de retour en bateau. Il disait que les drogues sont
réservées à l'élite et ne deviennent
dangereuses que lorsque le peuple s'y adonne !
Claudine Castelnau. Vous vous êtes intéressée
à la manière dont l'alcool est consommé en
Grande-Bretagne.
Astrid Fontaine. On n'y connaît pas la tradition
française du « bien boire ». On boit pour
se bourrer la gueule. C'est également vrai au Japon. Les
conditions de travail y sont très dures et le besoin
d'exploser s'y fait régulièrement sentir.
Des primes de" drink " y sont
allouées par les employeurs pour aller « se
péter la gueule » entre collègues le vendredi
soir après le travail. Cela se fait de boire entre
collègues, cela soude une équipe. Il est naturel d'y
perdre complètement le contrôle de soi, ce qui ne se
fait jamais en France lors des réunions où l'on boit
ensemble.
La consommation excessive d'alcool ou
d'autres drogues est tolérée dans la mesure où
elle participe d'un système de travail très
éprouvant.
Claudine Castelnau. Pourquoi vous êtes-vous
particulièrement intéressée à cette
population de drogués gérant leur
dépendance ?
Astrid Fontaine. Parce qu'elle n'a jamais été
étudiée. Tout le monde sait qu'elle existe.
Claudine Castelnau. Les journaux people font constamment des allusions
à la drogue dans le showbiz, parmi les hommes
politiques.
Astrid Fontaine. Une autre raison est l'intérêt
récent que le gouvernement accorde à cette population.
Celle-ci avait été saisie d'une proposition de
dépistage systématique des drogues par d'importants
laboratoires. Catherine Trautmann qui était à
l'époque directrice de la Mission interministérielle de
lutte contre la drogue et la toxicomanie avait commandé en
1989 un rapport au Comité consultatif national
d'éthique. Celui-ci venait de se prononcer négativement
sur la question du dépistage systématique du sida. Il
s'est à nouveau prononcé négativement en
déclarant que rien ne permettait d'affirmer qu'il y avait un
réel problème de santé publique. Et que la
proposition de ce dépistage était sans doute
provoquée par l'énormité de son coût qui
représenterait un énorme marché de plusieurs
millions de dollars.
C'est pourquoi nous avons pensé qu'il
convenait d'enquêter sur cette question de la drogue.
Toutes les professions à
risque, comme les conduites d'engins, conduites d'avion, industrie
chimique etc. pratiquent systématiquement le dépistage
à l'embauche et régulièrement.
Ce dont il est question est l'extension de
ces tests de dépistage pour les autres postes à risque.
Mais quels sont les postes qui sont dits « à
risque » ?
Une standardiste de téléphone
occupe-t-elle un poste à risque dans la mesure où si
elle est défoncée elle ne passera pas l'appel
téléphonique comme il faut ? La standardiste en
question ne risque-t-elle pas également, indépendamment
de toute drogue, une faute de manipulation si elle a trop bu ?
Ne faudrait-il pas alors dépister tous les états de
conscience ?
Quant à la fiabilité des
tests de dépistage....La cocaïne est très vite
éliminée par le corps, alors que le cannabis y demeure
pendant 30 jours. Les laboratoires pharmaceutiques ont fait
récemment de grands progrès. Ils analysent notamment
les cheveux qui permettent de retracer l'histoire de la personne.
Mais cela ne dit pas si la personne est à un certain
moment sous l'influence de produits, mais si elle en a
précédemment consommé. Cela permet une certaine
chasse aux sorcières.
Claudine Castelnau. C'est alors que vous posez, dans votre livre, la
question de savoir pourquoi s'immiscer dans la vie des gens s'ils
n'ont pas provoqué de trouble.
Astrid Fontaine. Évidemment cela rapporterait beaucoup aux
laboratoires pharmaceutiques et coûterait très cher aux
entreprises. Cela nuirait gravement à des personnes qui ne se
font en rien remarquer. C'est la qualité du travail fourni qui
devrait demeurer le repère essentiel. C'est déjà
le cas pour les problèmes d'alcoolisme où, à la
SNCF par exemple, celui qui en est atteint, se voit mis à un
poste où son état ne provoque pas de danger.
Claudine Castelnau. La France porte un regard très culpabilisant
sur la drogue. Je pense qu'en tant que citoyens nous nous devons
d'être intelligents et de réfléchir à ce
genre de questions, alors qu'on nous dit qu'il n'y a pas à
réfléchir mais seulement à réprimer�
C'est aussi une question de préserver, jusqu'où il faut
le définir ensemble, les droits des individus et de ne pas
attenter à leurs libertés inutilement.
Retour
Vos
commentaires et réactions
haut de la page