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Le roman d'amour
Harlequin
Une passion toujours
renouvelée
10 mai 2000
Femmes en littérature ou
histoires de femmes... Annick Houel,
professeur de psychologie sociale à Lyon II, ne voit
qu'une longue succession dans le temps de romans dits d'amour ou
féminins. Ce que l'on nomme encore roman sentimental,
avec une connotation péjorative liée à une
mysogynie certaine.
Les femmes écrivent à
toutes les époques, l'amour est leur terrain
privilégié puisque c'est le seul qu'on leur
concède dans le grand silence et l'effacement auxquels on les
contraint. Il faudra attendre les années 20 pour
qu'apparaisse le roman d'amour des collections bon marché,
définitivement exclu de la littérature reconnue,
qualifié de « populaire », une
étiquette qui depuis lui colle à la peau.
A l'époque, Max du Veuzit
(une femme), Delly (un frère
et une soeur) sont violemment attaqués,
déjà ! pour leur érotisme voilé mais
très réel et l'exaltation des sentiments à
laquelle ils conduiraient les jeunes filles de toutes les classes
sociales...
En 1949, l'année où Simone de Beauvoir publie
Le Deuxième
Sexe, Dino Del Duca, magnat de
la presse du coeur lance le premier roman-photo.
A la fin des années 50, Nous Deux, Intimité et l'ensemble des hebdomadaires publiant des
romans-photos vendent au total sept millions d'exemplaires par
semaine...
On accuse Dino Del Duca de proposer une drogue, celle de
la vie simplifiée où le
tragique est savamment dosé et le bonheur à
portée de toutes les bourses pour 30 F, à ses millions de jeunes femmes
lectrices.
S'échapper de la vie
quotidienne, vivre le grand amour avec son héros, sans aucun
souci, c'est ce que revendiquent
l'une des femmes dans un sondage IFOP en 1959. L'institut de
sondage constate alors avec étonnement que c'est la femme
mariée de 35 ans qui lit presse et romans sentimentaux.
Le roman-photo sera définitiement
détrôné par la TV et une presse féminine plus bourgeoise
(Marie-Claire, Elle,
Marie-France) qui en appelle
à la socialisation et au réalisme de ses lectrices.
Le Mouvement des femmes issu de mai 68 débat de
l'élaboration d'une écriture féminine.
C'est aussi le moment (1978) où la maison d'édition
Harlequin se lance à la conquête du marché
français !
A l'idée, communément répandue, que cette
littérature se démode, répond le succès
foudroyant d'Harlequin.
Explication de Anne Houel : Le mode de
fonctionnement entre hommes et femmes est globalement le même
hier et aujourd'hui et l'amour se dit et se vit socialement,
psychologiquement dans le même rapport de domination entre les
sexes, même si ce rapport tend actuellement à
l'égalité.
Et de remarquer que dans une grande surface, on trouve curieusement
un rayon de littérature
femme, seule catégorie
littéraire affublée d'une telle appelation,
comme si l'on qualifiait
l'équivalent SAS de Gérard de Villiers de
« littérature masculine » ! Et
pourtant ce sont les mêmes schémas que les romans
Harlequin ! On achète un SAS, comme on achète un
Harlequin, un genre.
Mais sans doute la violence sadique engendre-t-elle plus de
respect ?
Et la lectrice d'Harlequin, que cherche-t-elle ? C'est l'éternelle question ! Anne Houel
répond que les femmes
françaises, en tout cas, connaissent très bien le
schéma immuable du roman d'amour : une jeune fille
plutôt pauvre tombe amoureuse d'un homme mûr, hyper viril
et hyper maternel et ayant passablement d'argent.
Il n'y a pas 3 millions de lectrices analphabètes
et dupes comme semblent le croire les critiques ! Ces lectrices
accro avouent rechercher l'évasion, même si l'on peut
être réticent avec Harlequin : ce qu'elles trouvent
semble plutôt du domaine de l'addiction, puisque certaines
lisent jusqu'à 47 titres par mois...
Le monsieur qui coocoone
l'héroïne, ce sont les composantes maternelles
- un grand tendre et une bonne
mère -, cachées
sous l'apparence macho ou simplement masculine, que recherchent et
aiment ces femmes. Cela marche, la fin est heureuse.
Avec le risque d'une régression
psychologique pour la lectrice, un
rêve d'amour de mère bienfaisante qui pose
problème, car cela siginifie qu'on ne peut s'en
détacher, devenir adulte. Un univers dont on n'a plus envie de
sortir, où le mari, l'amant idéal, est riche et sans
cesse disponible.
Le rêve d'Harlequin peut
être sinon une descente aux enfers, du moins un
anéantissement de la femme qui rentre toujours dans le rang,
choisit l'amour sur sa réussite professionnelle et sera
forcément déçue car l'on sait bien qu'en
général l'amour n'est pas pour un homme la chose la
plus importante de sa vie.
Alors, faudrait-il interdire la lecture
d'Harlequin ? Anne Houel n'est
pas si négative :
Le rapport à la mère
n'est pas que désastre ! Cette régression peut
aussi avoir une valeur subversive, même si elle n'est pas
révolutionnaire : rappeler à la femme le meilleur
de la mère qui après tout nous a construites, lui faire
prendre en compte son féminin, l'acceptation de son sexe.
Il nous faut être bien avec cette image de la mère pour
bien vivre, s'y ressourcer à condition de ne point s'y
abîmer.
Anne Houel
Le roman d'amour et sa lectrice
Une si longue passion.
L'exemple Harlequin
ed. L'Harmattan
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Concrètement
On peut parler de
consécration du genre
roman d'amour avec le phénomène Harlequin...
3 millions de lectrices et 15 millions de livres vendus
rien qu'en France chaque année, quarante-sept nouveaux titres
par mois répartis sur sept séries, 85 % du
marché français du coeur, depuis que
Harlequin s'est attaqué à notre pays en 1978.
Cette société d'édition de Toronto,
fondée en 1949, couvre la planète avec ses livres
au format de poche, dont le prix est indexé sur un
paquet de cigarettes et le nombre de pages (150) et la maquette de
couverture toujours identiques.
Anne Houel explique : Les auteurs, deux
hommes pour six cents femmes sont tous de langue anglaise et la
consonance anglophone des noms des auteurs comme des héros,
font sans doute partie de l'exotisme indispensable à
l'évasion et permettent de situer Harlequin dans la longue
tradition du roman sentimental anglais, très
apprécié des Françaises qui ont presque (toutes)
lu les romans des soeurs Brontë ; Delly l'avait
parfaitement compris en choisissant son pseudonyme [à la
consonance anglaise].
L'écriture d'un roman Harlequin
repose sur un canevas obligé,
fourni par la maison d'édition - héros mûr,
très séduisant, à la sombre animalité,
aux yeux de fauve, verts de préférence,
réussissant dans le domaine professionnel alors que le
physique de l'héroïne est laissé dans le flou pour
que la lectrice s'y identifie facilement.
L'héroïne, jeune, résoudra les contradictions
entre son statut de femme et sa vie professionnelle en tombant
amoureuse et en rentrant à la maison...
Un scénario qui génère le mépris pour ces
romans de gare, à l'usage des lectrices populaires. La lutte
des classes réintroduites subrepticement par le biais du roman
rose...
Et pourtant, selon un sondage
SOFRES de 1987, la lecture
d'Harlequin traverse toutes les couches socio-culturelles :
60 % de lectrices actives, 75 % âgées de 20
à 49 ans et 11 % avec un niveau d'études
supérieures.
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