Article
France
Jardins
sociaux
20 mai 2003
Jardins fabuleux, jardins
secrets, entrouverts le temps d'un
week-end cette semaine... Ce n'est pourtant pas de ces merveilles de
notre patrimoine que Daniel Cérézuelle philosophe et
sociologue parle, mais de la découverte depuis une dizaine
d'années, « du bon
usage du jardinage comme outil d'insertion sociale et de
prévention de l'exclusion » En d'autres termes, de ces « jardins
sociaux » qui aident
à lutter contre l'exclusion et participent à remettre
debout des humains à terre. Depuis plus d'un siècle, on
connaît les jardins ouvriers puis les « jardins
familiaux », où
chacun cultive sa parcelle, dans un contexte d'autonomie et en vue
d'un complément de nourriture. Certains furent
créés par des entreprises pour stabiliser la population
ouvrière de souche rurale mais en général le
projet de jardin ouvrier est revendiqué par les associations
ouvrières qui font pression sur les institutions locales afin
d'obtenir des terrains à cultiver.
« Le jardin ouvrier a
été une réponse à la pauvreté des
classes défavorisées de la société
industrielle, un réenracinement dans la terre que ces ruraux
avaient perdue ; il répond à une volonté
d'autonomie et de maîtrise d'un outil de production bien
à eux... Cet espace permet aussi un accès à la
"nature" et peut jouer comme substitut à la résidence
secondaire des classes moyennes. Aujourd'hui, l'envie de créer
des jardins sociaux participe de cette vocation des jardins
traditionnels, dans un contexte de nouvelles formes
d'exclusion : chômeurs, Rmistes, immigrés, tous
ceux qu'on a appelés les "nouveaux pauvres" qui ne sont plus
ni structurés ni intégrés dans la culture
ouvrière. »
Daniel
Cérézuelle1, dans le travail
de recherche sur l'exclusion qu'il a mené, constate que les
politiques d'aide sont centrées sur l'emploi et laissent de
côté les gens pour qui l'accès au monde du
travail demande un sérieux apprentissage. De même les
dispositifs sociaux ignorent tout de l'autoproduction qui pourtant
joue un rôle important dans le mode de vie ouvrier :
bricolage dans sa maison, s'occuper de son jardin potager, etc. Or ce
sont précisément les gens les plus démunis et
ayant perdu tout savoir-faire qui n'ont pas accès à
l'autoproduction.
« Par contre, raconte le
sociologue, lorsqu'une association comme "Les Jardins d'aujourd'hui"
crée en 1993 des jardins dans la cité des Aubiers
de Bordeaux, qui compte une population aux liens sociaux distendus,
se manifeste une demande bien plus importante que l'offre.
Pourquoi ? Parce qu'il y a eu tout un travail
préparatoire de longue haleine, avec du porte-à-porte,
de l'écoute des "palabres" même, des réunions.
Souvent, les gens attendent de voir sortir les premiers jardins de
terre pour y croire et demander à leur tour à en
bénéficier [aux
Aubiers, où 24 parcelles sont crées aux pieds des
immeubles, « Les Jardins
d'aujourd'hui », devant la
demande, créeront 13 parcelles supplémentaires
deux ans plus tard] ».
Enfin, qui dit jardin, dit
production. Pourtant l'impact de ces
jardins sociaux ne s'apprécie pas en termes monétaires
seulement. Leurs « jardiniers » mettent en avant la qualité de leurs produits
et un rapport différent à la nourriture -
apprendre à manger des légumes frais alors qu'ils
étaient condamnés à une nourriture de
pauvre : féculents, conserves...
« Avec leur jardin,
l'aspect plaisir, le bonheur, prime. La laitue mangée une
heure après avoir été coupée, les petits
pois frais ! C'est extrêmement valorisant. Dans
l'accès au plaisir des sens, le jardin joue un rôle
égalisateur, avec peu de chose. Des gens qui vivaient dans un
grand isolement, sans prise concrète sur leur monde, sont
émerveillés de l'oeuvre de leurs mains. Au point que
dans un premier temps, ils ne se décident pas facilement
à cueillir leur production ! »
Avec la culture des légumes et des
fleurs - il y a toujours un
coin fleurs, souvent réservé aux femmes, dans les
jardins familiaux et ouvriers traditionnels comme dans ceux d'un type
nouveau -, les « jardiniers » entrent aussi dans le luxe, l'affectif, en
même temps que dans un circuit de don et de contre-don :
eux qui ne font que recevoir peuvent offrir. Don symbolique, sans
équivalent monétaire, qui appelle un service en
échange et surtout la construction du lien social.
« Enfin, les jardins font
partie de l'espace public - mais contrairement aux
équipements collectifs, ils sont rarement
saccagés -, le jardinier est vu par ses voisins, il peut
donner une image de soi valorisante. On constate aussi que les
familles se consolident autour du jardin, que les immigrés
parlent plus facilement avec leurs enfants de leur pays, de leurs
traditions culinaires à travers leurs plantations - on
reconnaît souvent d'ailleurs l'origine
« ethnique » du jardin - en même temps
que l'activité des adultes redevient visible. Son
utilité est immédiatement sensible aux jeunes et
suscite le respect. Enfin le jardin est un véritable
prolongement de la salle à manger : on y vient dès
qu'il fait beau, on s'y promène, on y parle avec ses voisins,
on y fait griller des sardines, c'est une transition entre le dehors
et le dedans, on n'est plus enserré dans le
béton. »
Il reste, dit notre
interlocuteur, à favoriser la
création de jardins de développement social. Les
politiques de développement urbain doivent réserver un
espace suffisant à ces pratiques. L'encadrement des jardins
d'insertion ne s'improvise pas, il faut former des animateurs. Et
laisser aux « jardiniers » un minimum d'indépendance en corrigeant la
suréglementation, le souci d'ordre et d'uniformité des
cabanons ou des plantations, de certains acteurs sociaux...
« Il faut qu'un jardin soit un
lieu de production de beauté, mais tout humain a besoin de
maîtrise de son espace, même si c'est un microespace qui
lui est concédé. »
__________________________________
1. « Jardinage et
développement social », Daniel
Cérézuelle et
l'association Les jardins
d'aujourd'hui, novembre 1999.
Ed. Charles-Léopold Mayer, Document n°10.
.
Il y a des millions de jardinets en
France qui ne sont pas que
d'agrément. D'après une étude de l'INSEE
de 1994, « Les
Français ont la main verte », il existerait en France quelque 8 millions de
jardins potagers dont la production représente environ un
quart de la consommation à domicile de fruits et
légumes, frais en conserve ou surgelés et 13 % du
budget nourriture/an.
Les Français produisent
eux-mêmes, en plus grande
quantité encore, les légumes les plus chers, haricots
verts (62 %) et petits pois (57 %). Réalisée
par les sociologues Daniel Cérézuelle et Yves Le
Formal, une enquête portant sur 2206 jardins, montre que
11 000 personnes sont bénéficiaires
réguliers de leur production (famille) et
8 000 bénéficiaires irréguliers
(voisins, amis), une réalité monétaire
importante qui n'est pas comptabilisée dans le PIB !
Le temps que les Français
consacrent à l'autoproduction est plus important que celui passé à
des activités rémunérées marchandes. Une
enquête de l'INSEE des années 70 sur le mode de vie
des Français révélait déjà qu'ils
travaillaient 31 milliards d'heure pour de l'argent et
45 milliards d'heures à diverses activités
productrices comme s'occuper de la maison, du jardin, etc.
A ceux qui ont peu reçu de la vie, en particulier,
l'autoproduction permet plus et autre chose : « Au jardin, je me sens des
capacités que je ne connaissais pas en
moi », dit l'un. Et
l'autre : « Je
souhaite ce bonheur-là à tout le monde :
construire son cadre de vie, c'est ce qui permet de construire toute
sa vie ».
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