Article
« Elle m'a
quitté, je l'ai tuée »
Claudine Castelnau
Le crime passionnel, un crime
ordinaire ? C'est en tout cas ce que la presse tente
d'accréditer en traitant de ces « faits
divers »...
9 janvier 2005
On trouve le récit commenté des crimes dits
« passionnels »
et du procès en cour d'assises, des mois plus tard, à
la rubrique Faits
divers. Faits divers « passionnels », un genre rédactionnel dont la place est
importante dans les stratégies commerciales du journal. Il
fait vendre parce qu'il joue tout simplement sur le plaisir ambigu du
lecteur que le journaliste séduit, en lui contant un fait
sanglant avec légèreté, ironie, distanciation,
alors même qu'il est question de mort tragique et de
désordre social.
« Ces faits divers donnent une
image caricaturale mais éclairante des représentations
sociales actuelles de la conjugalité, des relations amoureuses
dans ce qu'elles ont de normal ou d'anormal. La presse participe
à construire ces représentations sociales dans un
décalage permanent entre le modèle de relations
égalitaires homme-femme officiellement promu et un
modèle latent, profondément archaïque et
inégalitaire, sans contre-modèle proposé,
finalement comme une double morale selon qu'on est homme ou femme.
Bien plus, on constate que la complaisance sociale dont jouit la
criminalité passionnelle perdure » (Crime passionnel,
crime ordinaire ? par Annick
Houel, Patricia Mercader, Helga Sobota, PUF).
Mais qu'est-ce qu'un
crime passionnel ?
Toute affaire criminelle dont les acteurs entretiennent une relation amoureuse
ou sexuelle. Mais aussi un genre littéraire durable, qui
s'apparente aux feuilletons populaires du XIXe siècle,
eux-mêmes héritiers lointains des canards sanglants du
XVIe siècle diffusés par colportage.
A notre époque, presse et opinion
publique continuent de nommer crime passionnel ce qui n'a plus
d'existence juridique depuis 1791, lorsque le Code pénal
supprime la distinction entre crimes par intérêt et
crimes sous l'empire de la passion. Il n'en demeure pas moins que ce
genre de crimes d'amour et de haine a bénéficié
de circonstances atténuantes jusqu'en 1975. Et que
demeure ancrée dans nos mentalités la certitude que
l'amour, la passion, la jalousie sont des circonstances
atténuantes « évidentes », qui entraînent un homme banal à tuer
une femme dans un coup de folie (trois fois plus souvent qu'une femme
ne tue un homme). « Coup de
folie », des mots souvent
employés par la presse.
Aujourd'hui la dénonciation des
violences faites aux femmes est bien présente mais la
manière de relater les faits divers n'a pas changé et
la presse minimise, au nom de l'amour, les violences physiques, le
harcèlement, le viol même, qui ont
précédé le crime passionnel. Un laconique
« elle voulait le
quitter », dit tout. Le
journaliste nous pose presque la question : franchement, qui n'a
jamais pensé « Si tu me quitte, je te
tue » ? L'autre versant de la rupture et de la mort
- les menaces, les violences physiques, les rapports de
gendarmerie - en fait tous ces signes avant-coureurs qui
auraient dû alerter, ne semblent pas pris en compte. Ni la cour
d'assises, ni la presse qui garde un ton ironique et
distancié, ne font le lien. Quant au jury populaire, il juge
avec toutes ses représentations sur les rapports amoureux et
le désordre social qu'a installé le protagoniste qui
n'a plus voulu jouer le jeu...
Qui est
victime ?
Les deux psychologues et la sociologue
qui ont dépouillé sept
ans durant les faits divers du Dauphiné Libéré et surtout du Progrès
(558 articles pour 337 crimes passionnels) notent encore la
« chosification » de la victime qui perd jusqu'à son nom.
Perverse d'avoir refusé cet « amour fou », elle est désignée implicitement comme
responsable de son sort : « Elle a signé son arrêt de
mort », entend--on,
lorsqu'elle a rompu une relation, à la vie à la mort,
où elle était la propriété
définitive d'un seul. Contraste évident avec la
description détaillée du tueur : homme violent
certes, mais tellement séduisant - « c'est un homme, un
vrai » - ou bien
petit garçon attardé, exagérément
attaché à sa mère, ou au contraire
traumatisé par l'abandon maternel, puis par celui de
« sa » femme.
Le journaliste s'attarde sur des explications psychopathologiques
suggérant un homme subtilement déresponsabilisé
jusqu'à en faire une victime ! Comme si la passion
amoureuse trahie légitimait « naturellement » le crime. L'amour, toujours responsable...
Alors, pourquoi lit-on le fait divers
passionnel avec tant de
délectation ? Annick Houel répond
qu'« il séduit parce
qu'il fait rêver au meurtre de l'aimé(e), fantasme
universel. Il a une fonction cathartique - comme un conte de
fées, on y lit la vie des autres, sans vouloir s'avouer que ce
sont nos histoires d'amour et de famille - en même temps
que rassurante en consolidant les valeurs refuge (famille,
épouse et mère) ».
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