Article
Nourritures et
religions
16 mars 2003
A ses questions sur le pourquoi des
interdits alimentaires, dans sa
famille juive pratiquante, on lui répondait par un
« c'est la
tradition » qui a
laissé Olivier Assouly longtemps perplexe... Adulte,
philosophe, il a tenté d'en comprendre le sens et de
démonter des explications « rationnelles » qui s'avèrent ne rien justifier ! Y
aurait-il donc plus ou autre chose derrière ces pratiques
alimentaires au fondement de l'identité des croyants, qu'ils
soient juifs, musulmans, chrétiens, hindous,
bouddhistes ?... Olivier Assouly répond que
« manger ne va pas de soi,
que l'innocuité de nos aliments ne referme pas la question du
sens des nourritures, bien au contraire et concerne tous les
mangeurs, religieux et laïcs. Les nourritures ont toujours
vocation à produire un foisonnement de sens, d'intentions, de
valeurs que la modernité n'a pas
épuisé ».
Témoin, l'ébranlement de
nos certitudes, le resurgissement de
nos peurs (vache folle, fièvre aphteuse, OGM) et ce divorce de
plus en plus dénoncé entre l'homme et ce qu'il mange.
Mais par contre pourquoi un animal parfaitement comestible serait-il
moralement impropre à la consommation ? Pourquoi dans le
judaïsme la législation extrêmement
élaborée divise les animaux en « purs » et « impurs » avec des critères précis mais
incompréhensibles : on ne peut manger un animal ruminant
qui n'a pas le sabot fendu ou un animal aquatique qui ne
possède ni nageoire, ni écailles, etc. Et pourquoi le
judaïsme a-t-il fait du porc l'animal « impur » par définition, alors que l'Ancien Testament
ne lui attache pas plus d'importance qu'au cheval ou au lapin ?
(Ce n'est d'ailleurs qu'à la naissance du christianisme que
l'attention se focalisera sur le porc alors que l'islam, qui
hérite de la tradition juive, le désigne tout de suite
comme un animal maudit).
De même, judaïsme et islam
interdisent de consommer de la viande avec son sang. Interdiction probablement en rapport avec les
cultes païens où le sang de l'animal était
consommé pour s'approprier sa force et rappel à l'homme
que dans le sang est l'élan vital mis par Dieu et que lui seul
peut le reprendre. Il reste une certitude : chacun des trois
grands monothéismes a disqualifié les pratiques
alimentaires des cultes dont ils cherchaient à se
démarquer. Jusqu'au rien n'est interdit en soi du
christianisme - qui introduit le concept subjectif de
pureté en relation avec les conséquences morales de nos
actes (le protestantisme rejettera la réglementation des
jeûnes et abstinences, des jours « gras » et des jours « maigres », les mortifications ne servant qu'à monnayer
la grâce de Dieu).
Quant à la
tradition, elle s'est
efforcée a posteriori de donner des justifications
médicales, économiques, psychologiques, et
anachroniques, de ces interdits alimentaires, alors même que ni
l'Ancien Testament, ni le Nouveau Testament, ni le Coran, n'invoquent
de vertus médicales ou de conséquences sanitaires,
politiques ou autres. D'ailleurs, remarque Olivier Assouly,
« pourquoi camoufler par du
religieux des recommandations sanitaires ? Et pourquoi, ces
prohibitions ne sont-elles pas tombées au fil du
progrès ? Sans parler de leur disqualification à
n'y voir qu'une ordonnance médicale délivrée par
Dieu, comme le jeûne présenté comme
bénéfique pour la santé alors qu'il a bien
évidemment une fonction
expiatoire ! »
De même, il relève la « trivialité aux antipodes d'une
conviction spirituelle »
des explications politiques ou économiques travesties en
obligations rituelles...
Alors, finalement, pourquoi ces interdits
alimentaires ? Notre
interlocuteur répond par une autre question :
« Est-il envisageable de se
nourrir de viande en toute quiétude, sans
tension ? » Il ajoute que dans cet acte
« c'est la relation des hommes entre eux et des hommes avec
les animaux qui est en question. Infliger une mort cruelle aux
animaux auxquels on reconnaît du courage, de la sagesse, que
l'homme a le devoir de soigner, c'est effectivement faire la preuve
de l'incapacité d'entretenir avec eux, qui sont des
créatures de Dieu, une relation morale. Donc en quelque sorte
c'est défier l'ordre de la création. D'où la
nécessité pour le croyant juif, musulman, de tuer
l'animal sans être cruel tout en sachant qu'on lui fait
toujours violence. La solution trouvée, c'est l'abattage
rituel : on tuera l'animal au nom de Dieu, pour légitimer
l'acte de mort. Les règles rituelles sont là pour
contenir la cruauté, atténuer la souffrance (un couteau
à la lame aiguisée pour que le geste soit net, bref),
afin que la mort soit la moins douloureuse
possible. »
Aujourd'hui le paradoxe vient du décalage entre les intentions
morales, les règles rituelles et l'évolution des
techniques de mise à mort dans les abattoirs qui tâchent
de tenir compte de la douleur de l'animal, même si le spectacle
est toujours redoutable. La Suisse, par exemple, interdit l'abattage
rituel comme anachronique et cruel. Mais surtout notre rapport de
consommateur à la viande a totalement changé et
l'abattage public tel qu'il est encore pratiqué lors de la
Fête du mouton par les musulmans, nous horrifie. Et pourquoi
ces tabous, ces peurs alimentaires actuelles alors qu'en Occident on
n'a jamais aussi sainement mangé ?
Pour Olivier Assouly « les
religions assumaient une sorte de fonction rassurante : les
nourritures légitimées par Dieu avaient une
légitimité indirectement sanitaire en même temps
que morale, il y avait fusion avec Dieu en les consommant. Nous
vivons actuellement dans une situation de chaos, une perte de
confiance dans nos aliments et l'on commence à comprendre que
la fin de l'emprise des religions et des interdits alimentaires ne
signifie pas que manger se réduit à s'alimenter
seulement mais que la relation étroite entre notre
identité et ce que nous mangeons demeure. Les crises
alimentaires que nous vivons poussent le mangeur à
réclamer une information loyale, à reconsidérer
la nature de ses aliments, leur origine, les conditions de la
production. A réintroduire de l'ordre et de la morale dans le
chaos. Et d'une certaine manière de la transcendance dans nos
nourritures. »
.
Peu de temps avant sa mort en octobre
dernier, le célèbre
boulanger Poilâne avait écrit une supplique au pape, lui
demandant « avec
humilité » sinon de
supprimer le septième péché capital, du moins
d'en modifier son intitulé en remplaçant
« gourmandise » par « gloutonnerie ». Car le gourmand, argumentait-il, qui
« fait triompher la
qualité sur la quantité » ne met en péril aucun ordre social. Bien au
contraire il aspirerait au partage ce qui rend d'autant plus
injuste « l'extrême
sévérité de la
condamnation ».
Démarche curieuse, mercantile à n'en point douter, mais
marquée aussi par le resurgissement du sacré dans le
monde profane du plaisir et du goût. On ne connaît pas la
réponse du pape !
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Les nourritures divines, essai sur les
interdits alimentaires par
Olivier Assouly Actes Sud 245 p, 22,50 euros.
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