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Guatemala
Églises
évangéliques
néo-pentecôtistes
Jesus
Garcia-Ruiz
sociologue
interview Claudine
Castelnau

5 octobre 2004
- Claudine Castelnau Le processus de conversion massive que la
société guatémaltèque a connu ces trente
dernières années est surprenant.
- Jesus Garcia-Ruiz.
Oui, d'après le
président de l'Alianza
Evangelica de Guatemala, il existe
actuellement 20 000 lieux de culte
évangéliques pour 331 municipalités. Les
statistiques autorisent à penser que près de 45 %
de la population (12 millions dont 2 millions travaillent
aux États-Unis) jusqu'alors presque exclusivement catholique,
relève aujourd'hui de cette nébuleuse
évangélique.
Pour comprendre ce développement très rapide des
différentes Églises à partir des
années 70, il y a plusieurs explications. Ce
protestantisme conquérant exerce sûrement une attraction
non négligeable, accompagnant l'entrée dans la
modernité de l'Amérique latine. Mais l'arrivée
massive de missionnaires en grande partie d'origine
nord-américaine dans les années 70 a
préparé le terrain (doctrine Reagan du rôle du
religieux dans une stratégie de « colonisation » de ce continent), comme le séjour aux
États-Unis d'un bon nombre de Guatémaltèques
pour se former. Emergent des institutions religieuses autonomes sur
le mode protestant et la privatisation du religieux - apparition
du « pasteur-propriétaire » qui gère son Église comme une
véritable « entreprise » suivant les lois du marché et des
stratégies de prosélytisme très
étudiées, ainsi que l'usage massif d'outils
médiatiques radios, télévisions (un pasteur
détient à lui seul 25 fréquences de
radio !) Ce qui permet aujourd'hui au Guatemala d'être
probablement en « avance » de quelques 10 ans par rapport à
l'ensemble des pays d'Amérique latine qui vivent un processus
très semblable..
- Claudine Castelnau. On qualifie ces
Églises de « néopentecôtistes ». Qu'est-ce que le néopentecôtisme par
rapport au pentecôtisme né dans les
années 1920 aux États-Unis ?
- Jesus Garcia-Ruiz.
Le néopentecôtisme est
un mouvement qui se développe à partir des
années 1960 aux États-Unis et 1970 au
Guatemala. Le pentecôtisme considérait qu'il fallait
s'isoler du monde corrompu, gouverné par Satan et se
réfugier dans l'Église en attendant la seconde venue du
Christ qui instaurerait le Royaume de Dieu. C'est dans ce contexte
que le pentecôtisme avait, en Amérique latine, une
assise plutôt populaire, surtout dans les communautés
indiennes et les classes sociales défavorisées. Il
mettait l'accent sur la sanctification divine, les miracles, la
glossolalie, c'est-à-dire le « parler en
langues ».
Le néopentecôtisme marque de profondes transformations
internes dans le protestantisme latino-américain. Jusqu'alors,
les institutions religieuses (luthériennes,
presbytériennes, épiscopaliennes ou
pentecôtistes) qui s'étaient développées
étaient d'origine nord-américaines et leur organisation
dépendait largement des centrales installées aux
États-Unis.
Le néopentecôtisme avec des pasteurs locaux
formés aux États-Unis apporte un renouveau religieux
dont la refonte idéologique de la doctrine n'est pas le
moindre : le Royaume de Dieu est déjà là et
le chrétien se doit de travailler à ce que tout soit
prêt pour accueillir le Sauveur. Il faut dès lors
transformer la société, notamment en changeant les
lois, pour qu'elles soient le reflet de la doctrine biblique. Et pour
y parvenir, occuper les espaces de pouvoir. La participation
politique et l'exercice du pouvoir sont ainsi justifiés aux
yeux de la majorité des fidèles, issus de la classe
moyenne et de la bourgeoisie, tandis que la richesse et la
santé sont présentées, en
référence au calvinisme, comme des signes de la
bénédiction divine.
C'est une « théologie de la
prospérité »
tout à fait d'inspiration culturelle nord-américaine
- être riche et en bonne santé est la preuve de la
bénédiction divine - une relecture
théologique marquée par le libéralisme
économique, mais aussi par la tradition calviniste et sa
conception positive de la richesse. Certains théologiens de
cette mouvance évangélique latino-américaine
s'inquiètent pourtant des risques que comporterait la
collusion manifeste de l'évangélisme avec la
« culture
consumériste »
caractéristique des États-Unis.
Ces Églises
néopentecôtistes ont été dans les 20
ou 25 dernières années, un facteur de toute
première importance dans l'émergence des classes
moyennes et dans l'ascension sociale. Une classe moyenne s'est ainsi
constituée, porteuse d'une nouvelle conception de l'existence,
des rapports au monde.
Ceci est tout à fait nouveau. Il est
certain que dans la réalité
guatémaltèque, et dans le contexte
nord-américain en général, l'entrée en
modernité des sociétés paysannes a
commencé dans les années 1950. Les transformation
sociales ont été profondes, souvent liées
à la violence et ces Églises restituent une structure
communautaire forte qui avait parfois disparu. Elles
développent par exemple des systèmes d'enseignement, de
santé qui permettent aux individus de retrouver des
réseaux de vie au-delà des réseaux familiaux qui
articulaient la société paysanne. En quittant cette
société paysanne, les gens trouvent dans ces
Églises les moyens de s'incorporer à d'autres
réseaux plus larges alors que le pays vit une crise
économique et sociale.
- Claudine Castelnau. Dans les années 1975-1980, ces
Églises se sont beaucoup développées.
- Jesus Garcia-Ruiz.
De 10 à
15 personnes dans les années 1975, elles comptent
aujourd'hui 12 000, 14 000,
jusqu'à 20 000 membres chacune, appartenant
déjà en partie à la classe moyenne et à
la bourgeoisie. Cela signifie que la dîme, qui est un devoir
(le fidèle donne 10 % de tout son revenu et les
« contrôleurs de
secteur » qui ont la
responsabilité d'un groupe de quartier y veillent)
représente des sommes considérables qui permettent
d'autofinancer toutes les activités. toutes les
activités sont autofinancées. Il existe, en plus de la
« dîme », ce qu'on appelle
« l'offrande »,
une collecte de fonds destinés à construire un
lycée, un collège, une université, une nouvelle
église, etc.
Mais il y existe aussi des « contre-dons » à ces dons financiers des
fidèles : les Églises leur fournissent des
services d'aides sur le plan individuel, pour la recherche d'un
emploi, du soutien familial face au malheur, un enseignement à
tarif privilégié pour leurs enfants. Cet ensemble
financier est de première importance grâce au nombre.
Plus le nombre de fidèles se développe, plus la masse
financière grossit.
- Claudine Castelnau. Vous citez, par exemple, trois banques au Guatemala
qui travaillent plus spécialement avec ces Églises. Une
Église a même obtenu l'annulation d'une dette
très importante de plusieurs millions de dollars, en amenant
ses fidèles à être clients de la banque qui lui
avait prêté l'argent...
- Jesus Garcia-Ruiz.
Pour construire une énorme
église de 4 500 places, un important crédit
avait été demandé à la banque. Le pasteur
a suggéré à ses paroissiens de transférer
leurs comptes dans cette banque. Celle-ci a considéré
qu'il était plus intéressant pour elle de gérer
leurs comptes que de se faire rembourser son crédit. Elle a
converti le crédit en offrande. Ceci est un exemple typique de
la gestion de masses financières considérables. Ces
banques y trouvent un intérêt réel.
L'Église est un fantastique moyen de crédit. Elle n'a
jamais de problèmes de liquidités à la fin du
mois, car elle connaît les engagements financiers de ses
membres.
- Claudine Castelnau. L'appel financier des pasteurs sait également
se faire efficace !
- Jesus Garcia-Ruiz.
Les pasteurs savent motiver les
fidèles, les faire donner pour acheter un terrain
destiné à la construction d'un lycée par
exemple. Tout ceci crée des rapports personnels très
forts et un accès facile aux pasteurs lorsqu'on aura besoin
d'aide. Cette interaction permet aux fidèles de
s'intégrer à un réseau, des structures : leurs
enfants sont accueillis, instruits, emmenés en week-end,
participent à des réunions, des séminaires, des
balades. Il y a une prise en mains, un accompagnement
important.
- Claudine Castelnau. Pourquoi les Églises historiques, catholique
ou du protestantisme calviniste ou luthérien ne jouent pas ce
jeu ?
- Jesus Garcia-Ruiz.
Les luthériens par exemple,
ont eu, au Guatemala, une politique axée sur le monde indien.
Ils y ont développé des services d'éducation, de
santé mais sans ce gros effort de prosélytisme
développé à partir des années 1970
par les Églises néopentecôtistes. La progression
des Églises historiques a donc été très
lente, même si les services qu'elles fournissaient
étaient offerts au-delà du cercle de leurs
membres.
De même, ces nouvelles Églises
utilisent abondamment les moyens modernes de communication et
parviennent à une sorte de saturation sociale. C'est ainsi par
exemple, qu'un pasteur dispose à lui tout seul de
25 fréquences de radio. Ce pasteur est donc
écouté au moins par un million de personnes par jour.
Lorsqu'il vient dans une région pour présider un culte,
il y est déjà connu, admiré et
écouté en permanence. L'utilisation massive des moyens
de communication, cette saturation sociale est un facteur de toute
première importance dans le processus des conversions.
Même si le Guatemala, pour différentes raisons
historiques, d'intérêts, de confrontations, ne va pas se
convertir au delà d'une certaine limite.
- Claudine Castelnau. 45 % de la population sont déjà
une proportion importante !
- Jesus Garcia-Ruiz.
Tout à fait. Les
thématiques qui étaient en discussion et en
confrontation au 16e siècle en
Europe, et la rupture de l'homogénéité
idéologique et religieuse qu'elles ont alors provoquées
se sont produites en Amérique latine au 20e siècle. Ainsi les rapports à la
Bible, la conception du péché, la liberté de
conscience, les relations aux saints, etc. On observe que
l'Église catholique a repris, parmi d'autres, un certain
nombre de stratégies du 16e siècle : la canonisation massive de
saints modernes, la réactivation et la multiplication de lieux
de pèlerinages, les processions, c'est-à-dire du
religieux dans l'espace public.
Ainsi la Fête-Dieu est
normalement célébrée le jeudi après la
Pentecôte. Cette année, j'ai observé qu'au lieu
d'être célébrée le jeudi, chaque paroisse
a choisi un week-end différent. De sorte qu'elle s'est
étalée sur le temps. Par exemple à Antigua,
l'ancienne capitale du Guatemala et la ville coloniale par
excellence, les processions de la Fête-Dieu ont duré un
mois ! A Antigua la Confrérie de l'Ordre de la Merci
qui réunissait
500 porteurs il y a dix ans encore en avait
7 000 cette année. On prend conscience de son
appartenance à une Église et l'on se replie sur
d'anciennes formes de dévotion baroque.
- Claudine Castelnau. Le développement des Églises
appartenant à la mouvance protestante avec leurs
20 000 lieux de culte, est néanmoins
fantastique.
- Jesus Garcia-Ruiz.
Oui. Cela signifie que dans le
village le plus éloigné et le plus perdu, il y
a 2, 3, 4 Églises différentes et des gens qui
les font vivre. Par contre, au niveau de l'Église catholique,
on ne compte que 350 ou 360 prêtres, dont
probablement 40 à 45 % sont affectés à
des tâches administratives. Cela signifie qu'il n'y a qu'un
seul prêtre pour 4 ou 6 paroisses. Leur
activité, leur présence, leur dynamique, la logique de
leur encadrement, leur soutien dans la détresse s'en ressent
au niveau du territoire national.
- Claudine Castelnau. Qu'est-ce que cela va changer pour le Guatemala et
pour l'Amérique latine ? Peut-on parler d'une sorte de
révolution ?
- Jesus Garcia-Ruiz.
Le néo-pentecôtisme
m'intéresse car il représente la pointe de l'iceberg et
qu'il ouvre de nouvelles dynamiques. Il y a naturellement aussi les
« Assemblées de
Dieu »
(pentecôtistes) qui sont organisées à partir des
États-Unis. Mais le fer de lance est certainement ce
néopentecôtisme. Avec trois processus
importants :
La conversion, qui est un moyen fantastique
de transformation individuelle.
Le processus d'ascension des classes
moyennes est un facteur particulièrement intéressant.
Il signifie que les Églises sont obligées d'apporter
des espaces et des lieux d'action. On peut affirmer qu'aujourd'hui
plus de 45 % des fonctionnaires du Guatemala sont
évangéliques. Leur réseau est hautement
solidaire et l'ascension sociale et la constitution de cette nouvelle
classe moyenne s'insère dans l'espace politique. Les
néopentecôtistes ont aussi une présence de plus
en plus active dans le système éducatif, le
système de santé
On observe l'émergence de
thèmes nouveaux. Comme celui sur la nation chrétienne.
Pour la première fois depuis 4 ou 5 ans une
composante importante de la pensée de certains groupes
néopentecôtistes se focalise sur l'idée de nation
chrétienne. Cela signifie qu'ils mènent une
réflexion du point de vue institutionnel. Et même si ces
différents groupes néopentecôtistes ne sont pas
homogènes, même s'ils n'appartiennent pas aux
mêmes réseaux, les partis politiques recherchent une
alliance avec eux.
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Article de Jesus
Garcia-Ruiz : « Le néo-pentecôtisme au
Guatemala entre privatisations, marchés et
réseaux » dans le
numéro 22 de la revue « Critique
internationale ».
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