Interview
Cultures
lycéennes
la tyrannie de la majorité
Interview de Dominique
Pasquier
Sociologue, directrice de recherche
au CNRS
par Claudine
Castelnau
à la radio Fréquence
protestante
11 mars 2005
Claudine Castelnau. Vous vous êtes intéressée
à la transmission des pratiques culturelles dans trois
lycées, un en banlieue est, un en banlieue sud et un
très privilégié au centre de Paris,
Dominique Pasquier. Mon idée de départ était de
prendre des établissements moyens. Travailler sur le rapport
des enfants de classes moyennes à la culture. Avec
l'hypothèse que la variable « centre ville » prend une importance décisive aujourd'hui dans
le rapport des enfants à la culture. Il faut penser aux
phénomènes économiques qui sont derrière,
notamment les transformations majeures du marché de
l'immobilier dans les centres de toutes les grandes villes. Il faut
aussi penser à l'exode des classes moyennes vers une banlieue
de plus en plus lointaine à mesure qu'elles ont plus
d'enfants. Les familles nombreuses y sont confrontées à
la réalité de ce que met en place l'Education nationale
qui est un projet noble : l'école pour tous, la
démocratisation scolaire, une massification scolaire (les
enfants vont à l'école jusqu'à 16 ans), le
collège unique. Et surtout le fait qu'en pratique les jeunes
sont scolarisés aujourd'hui de plus en plus longtemps. Dans le
cadre des lycées notamment, on a un pourcentage de
scolarisation énorme en France par rapport à ce qu'on
constate dans d'autres pays.
Mon idée était de prendre des
établissements moyens, enseignements général et
technologique, donc pas les enfants des milieux populaires des
lycées professionnels. Mais les enfants des classes moyennes
qui se retrouvent parfois avec des enfants des classes
favorisées si ceux-ci ont respecté la sectorisation, et
avec un certain nombre d'enfants des classes populaires qui ont
réussi à passer dans la filière
générale à leur sortie du collège.
Je cherchais ce qui se passe, d'une part
dans les cas de mixité sociale, comme c'est le cas en
banlieue, et d'autre part lorsqu'il n'y a pas de mixité
sociale, comme c'est le cas aujourd'hui dans les centres villes,
où de fait, ne sont scolarisés, à 98 %, que
des enfants des classes très favorisées ou en tout cas
moyenne supérieure.
Ma question était : est-ce que
la relation des jeunes à la culture est différente dans
un cas et dans l'autre. Que se passe-t-il lorsque les enfants des
classes supérieures dont les parents ont un rapport à
la lecture, à la musique classique ou au moins au jazz se
trouvent confrontés à des enfants qui n'ont pas le
même héritage culturel. Que se passe-t-il dans un centre
ville où tout le monde bénéficie de ce rapport
fort à la culture humaniste qui me semble être un
élément-clé dans la réussite scolaire ou
du moins dans les filières les plus sélectives,
même si la culture scientifique est devenue aujourd'hui plus
importante qu'elle ne l'était il y a quarante ans.
Claudine Castelnau. Vous avez pris un lycée dans le centre de
Paris où tout est vraiment verrouillé. Ce n'est pas
seulement un lycée de classes favorisées, mais un
lycée où à chaque stade on
écrème.
Dominique Pasquier. On écrème, on ne respecte absolument
pas la loi de sectorisation en utilisant de fausses adresses postales
si c'est nécessaire. Les parents encadrent
énormément la culture de leurs enfants, qui ont
accès chez eux à la lecture, bénéficient
d'une initiation très importante à la musique
classique : ils apprennent à jouer d'un instrument,
souvent au Conservatoire. Lorsqu'ils font du sport, ils pratiquent la
compétition. La culture que transmettent les parents est celle
qui est demandée par ce lycée, comme c'est le cas dans
d'autres établissements du même genre, pour
réussir dans les filières les plus prestigieuses qui
mènent aux entrées dans les grandes
Écoles.
L'autre cas de figure est donc la grande
banlieue dont les établissements sont à plus de
30 km du centre de Paris. Il y a là plus de mixité
sociale, dont 20 à 25 % d'enfants des milieux
populaires, un faible nombre, les autres ayant été
orientés à la sortie du collège vers les
lycées professionnels.
A ma grande surprise, j'ai découvert
que c'était la culture populaire qui fascinait l'ensemble des
enfants de la banlieue et qu'en revanche il y avait un rejet massif,
de tout ce qui se rattache à la culture humaniste, celle qui
est au coeur du programme de l'établissement de centre ville
et de la réussite dans les filières
sélectives.
Claudine Castelnau. Et au coeur de l'enseignement.
Dominique Pasquier. Au coeur de l'enseignement, effectivement, car les
enseignants continuent à transmettre naturellement cette
culture humaniste.
J'ai finalement constaté de
façon assez triste que la culture dans laquelle vivent les
jeunes à longueur de journée est en décalage
complet avec la culture humaniste. Et, ce qui est pire, que toute
idée d'un rapport avec la culture humaniste est
méprisé parmi eux. Tel enfants disait :
« Chez moi j'écoute
un peu de jazz, mais je ne le dis pas au lycée car cela fait
ringard ». On est
socialement marginalisé si l'on affiche quelque chose qui
n'est pas de l'ordre de la culture populaire.
Cette culture est centrée sur une
certaine musique qui entraîne avec elle des comportements qui
semblent acquis : certaines manières de s'habiller vont
avec cette musique, certains sports aussi, certaines manière
de marcher, de parler. Il y a aussi un rapport à
l'école qui, surtout chez les garçons est de ne pas
être trop bon élève, car cela fait
« bouffon » ou « intello ».
Un fossé culturel complet que les
enseignants doivent gérer, pèse sur les garçons
plus que sur les filles. En effet les phénomènes de
bandes de garçons maintiennent une pression très forte
sur leurs manières de se comporter..
Claudine Castelnau. Pour être soi, il n'y a pas de choix, il faut
être comme les autres.
Dominique Pasquier. On a supprimé l'uniforme dans les
écoles il y a 30 ou 40 ans mais on a ici pire que
des uniformes. Une marque de baskets qui n'est pas la bonne peut tuer
une réputation !
Claudine Castelnau. La manière même de porter son
cartable !
Dominique Pasquier. Oui, tout est codifié et il est interdit de
se montrer différent. Il y a plusieurs sortes de bandes : tous
ne sont pas des rappeurs, il y a des skateurs qui ont un autre look,
etc. On peut choisir ses options. Mais une fois le choix fait il est
extrêmement difficile de ne pas en adopter exactement les
codes.
Claudine Castelnau. Vous avez sans doute passé de nombreuses
heures pour entrer en contact avec ces jeunes et les amener à
répondre à vos questionnaires�
Dominique Pasquier. J'ai d'abord négocié avec les trois
établissements en question la possibilité de passer un
questionnaire relativement court qui balayait les pratiques
culturelles et les pratiques de communication. Je voulais mesurer le
rôle que jouaient les échanges à distance, par
internet ou par téléphones portables, non seulement
dans l'organisation de la vie sociale des jeunes, mais aussi dans la
manière dont fonctionnait leur rapport à la
culture.
Ce questionnaire posait des questions sur
les pratiques qu'avait ce jeune chez lui, avec ses amis, ses
manières de correspondre, la musique qu'il aimait, etc.
Ceci m'a donné un profil d'ensemble
de 1000 lycéens, soit un peu plus de 300 par
établissement, concernant toutes les filières et tous
les niveaux.
Dans un deuxième temps, sur la base
de ce questionnaire, j'ai fait des entretiens approfondis avec une
soixantaine de lycéens dont j'avais étudié le
profil dans le questionnaire : j'entrais tout de suite dans un
sujet précis. Par exemple je faisais parler des
« chats » un lycéen qui avait déclaré s'y
passionner particulièrement. [Les « chats » sont des salons de discussion organisés sur
internet, qui tirent leur nom du verbe anglais « to chat », c'est-à-dire
« bavarder ».
Ils permettent de communiquer en direct, soit en très grand
groupe (on peut être 200) soit en privé] Ces
« chats » ont deux formules possibles :
1. On
peut y rencontrer des inconnus. On choisit un pseudo qui accroche
l'intérêt car le pire est de ne pas avoir de
réponse à son appel. On entre en conversation avec un
inconnu auquel on raconte ce qu'on veut. Les préadolescents
explorent par exemple le langage de la sexualité. Une fille se
fait passer pour un garçon et un garçon pour une fille
afin de découvrir comment un garçon répond
à ce qu'il croit être une fille. On se fait passer pour
plus âgé qu'on n'est pour voir comment les plus grands
parlent de l'amour et de la sexualité. On se raconte des
histoires sur soi-même. Mentir est presque un principe. Tous
les garçons se décrivent comme grands, bruns aux yeux
verts ; les filles sont toutes des super-canons, etc.
Cette pratique ne dure jamais très
longtemps. Les lycéens de milieux favorisés s'en
détachent vite après être allés faire un
tour sur ces chats. Ils sont horrifiés par la crudité
du langage, les nombreuses allusions sexuelles. En revanche les
lycéens de milieux populaires s'y amusent beaucoup lors de
leurs premiers pas sur internet.
2. On
peut aussi entrer en conversation avec une communauté fixe de
gens qui sont inscrits sur une liste et dont on connaît la
personne civile derrière les pseudos. Et j'ai
découvert, à ma grande surprise, que des
élèves d'une même classe avaient
créé un site de « chats » où ils se retrouvaient tous les soir à
21 h, après le dîner, pour parler entre eux. Alors
qu'ils s'étaient vus toute la journée, c'était
le soir qu'ils arrivaient à parler ensemble.
Les « chats » m'ont paru, en cours d'enquête, un
élément extraordinairement révélateur,
plus que les communications par téléphone portable, du
malaise social entre garçons et filles qui sévit
aujourd'hui dans le lycée. De nombreux travaux faisaient
allusion à cet état de fait au collège, mais mon
enquête a révélé qu'il en était de
même au lycée, y compris dans le lycée où
la sélection sociale le rendait plus inattendu. J'y retrouvais
une tension entre les jeunes, l'impossibilité pour les
garçons de parler aux filles dans la journée. Le soir,
sur les « chats », on peut enfin parler, être soi, on peut
« se
lâcher » comme ils
disent. On s'exprime librement, la tyrannie des groupes et de leurs
codes ne se faisant plus sentir.
On rentre chez soi, on allume on ordinateur,
on voit qui est présent sur le web et on intervient ou on
n'intervient pas à son gré. Le groupe est tout le temps
présent et ses contours sont définis puisqu'on sait qui
se cache derrière les pseudos. C'est ce genre de
« chats » qui se développe le plus. Les parents doivent
savoir que bien souvent leurs enfants sont ainsi sur un chat toute la
soirée, échangeant alors qu'ils ne l'ont pas fait ou de
manière peu satisfaisante pendant la journée.
Claudine Castelnau. Les parents sont souvent totalement ignorants de ce
qui se passe ainsi.
Dominique Pasquier. Ils en sont, en effet, très ignorants. Je ne
vois pas, d'ailleurs, comment ils pourraient ne pas l'être. Le
réseau relationnel des enfants échappe aujourd'hui
complètement aux parent, du fait du téléphone
portable et de ces échanges sur internet.
Le téléphone portable a une
conséquence très simple. Avant, quand le
téléphone sonnait et, même si la personne ne se
présentait pas, on reconnaissait sa voix. Les parents avaient
une petite idée de qui étaient les amis des enfants, de
qui les appelait souvent, quels étaient ceux avec qui ils
restaient longtemps en communication. Aujourd'hui, les parents n'ont
aucun moyen de savoir qui sont les amis de leurs enfants, qui sont
ceux qui comptent pour eux, avec qui leurs enfants communiquent sur
les « chats » ou sur leur téléphone portable.
Cela va de pair avec un développement
de la « culture de la
chambre à coucher »
où les adolescents sont équipés de façon
massive en matériel permettant d'écouter de la musique,
de faire des jeux vidéo ; ils ont souvent une
télévision dans leur chambre et souvent une console est
branchée sur la télévision. Ils peuvent faire
toute leur pratique culturelle derrière la porte fermée
de leur chambre sur laquelle ils ont souvent écrit
« Interdit
d'entrer ».
« la
Collégienne de la chanson » Chanson de
Marie-José Neuville
Nous habitions tous deux
la même ville
Et notre école était la même aussi
Le soir venu, les garçons et les filles
Sur le trottoir discutaient en amis.
Tu étais le costaud de
première classique
J'étais une cigale au coeur plein de chansons
Le bac nous paraissait l'examen diabolique
Qu'il fallait réussir pour le qu'en-dira-t-on.
Oh, mon grand camarade rempli de
gentillesse
Si nous partions ensemble au long des chemins creux
Je confierais mon sort à ta folle jeunesse
Et ma main dans ta main nous marcherions joyeux.
Et ce serait tant pis pour la
géographie
Qu'on apprenait dans les livres
Nous serions deux copains contents de voyager
Par les routes enchantées.
Notre amitié est l'image
légère
Du joli temps où nous étions heureux
Quand tu faisais l'école buissonnière
Je t'admirais, te croyant audacieux.
Tu ne sècheras plus le cours
d'histoire de France
Tu ne me verras plus, demain tu vas partir.
Pourtant je serai là dans ton adolescence
Lorsque tu placeras tes chers vieux souvenirs.
Nous souffrirons souvent, mon gentil
camarade,
Car la vie nous attend pour nous mettre en prison
Les bourgeois n'aiment pas beaucoup la sérénade
Et moins encore peut-être l'esprit d'François
Villon.
Nous nous retrouverons enfin devenus
sages
Bouffis de préjugés, bourgeois à notre tour
Et nous saurons, comme eux, nous imposer l'usage
De regretter l'école, nos printemps, nos beaux jours.
Avant de devenir des grincheux
mécontents,
Exaltons notre joie de vivre
Tralalalala...
Claudine Castelnau. Cette chanson est très
déphasée !
Dominique Pasquier. Très déphasée. On y entend les
paroles d'une époque où l'on parlait du conflit de
générations entre parents et enfants. Les mots qu'elle
a pour le monde adulte sont : « bourgeois bouffis de
préjugés, grincheux
mécontent ». Il y a
eu des transformations majeures depuis une vingtaine
d'années : la famille s'est pacifiée, les
relations entre parents et enfants sont bien meilleures qu'elles ne
l'étaient.
Claudine Castelnau. Vous parlez de la « famille-contrat ».
Dominique Pasquier. La « famille-contrat » est décrite par beaucoup de sociologues. Tous
les sondages et les travaux montrent qu'aujourd'hui les enfants sont
très bien avec leurs parents, discutent avec eux, tout est
négociable. La vieille image du conflit parents-enfants qui a
dominé les sociétés occidentales et la France
notamment jusqu'aux années 1968 a complètement
basculé. C'est un modèle inverse qui a surgi.
Il est donc intéressant
d'écouter à nouveau aujorud'hui cette chanson de
Marie-José Neuville.
Claudine Castelnau. Il y a des conflits à l'intérieur
même du monde adolescent, entre ceux des milieux très
favorisés et ceux des couches moyennes ou populaires qui n'ont
ni les mêmes plaisirs ni les mêmes envies, ni les
mêmes manières de se conduire, pas du tout le même
mode de vie. Qu'est-ce que cela va donner comme
société ?
Dominique Pasquier. Cela va donner quelque chose qui, à mon avis
est très grave : les élites de demain seront
totalement déconnectées - comme elles le sont
déjà maintenant au moment de leur formation
lycéenne - du reste de la population qui n'aura pas de
liens à la culture humaniste, à une tradition
culturelle héritée. Cette coupure forte est en train de
s'opérer par le haut, avec une toute petite minorité de
la population qui tire son épingle du jeu en scolarisant les
enfants. Il y a aujourd'hui un monde aménagé au coeur
des villes, où l'on a toute la culture à sa
disposition, pendant que les multiplex de banlieue bassinent le
même film d'action américain de série B pour
la 6e semaine de suite...
C'est un triste échec du projet noble
de démocratisation scolaire.
Il faudrait absolument donner un
égalité d'accès à l'éducation
à tous. Elle existe sur le papier depuis très
longtemps. Mais les clivages se sont creusés, un ghetto s'est
constitué. Le ghetto des riches et des très riches.
Être riche ne signifie pas forcément avoir beaucoup
d'argent, mais avoir un héritage culturel fort et être
capable de maintenir ses enfants dans un milieu culturel suffisamment
sélectionné socialement pour éviter qu'ils
soient pris dans des influences extérieures.
Ceci a un accès direct aux grandes
Écoles et donc à tous les lieux de formation de
l'élite et du pouvoir,
Les enfants des classes moyennes sont en
train de se faire avoir, même ceux qui travaillent bien au
lycée, car ils ne sont pas présents là où
les choses se passent réellement. Ils sont envoyés vers
le bac qui ne sert plus à rien aujourd'hui ou même dans
des université où les deux premières
années ne sont plus qualifiantes. Ils font des études
longues, souvent difficiles, exigeant beaucoup d'heures de travail,
dans un décalage culturel difficile à vivre au
quotidien. Ils obtiennent finalement des diplômes qui ne sont
pas les bons. Ils n'ont pas tort d'éprouver un sentiment
d'amertume.
Claudine Castelnau. Vous relevez également que souvent ces jeunes
de banlieue qui ont l'habitude de vivre en bande et dans une culture
extrêmement codifiée, arrivent pour les plus brillants
d'entre eux à l'université où ils doivent
être des individus sachant réfléchir par
eux-mêmes, être créatifs. Rien ne les a
préparés à cela.
Dominique Pasquier. Le sociologue Stéphane Beaud a écrit
un très beau livre : « Quatre-vingt pour cent au bac, et
après ? ». Il
y décrit dans une enquête qu'il a faite à
Sochaux, le parcours de cinq enfants d'immigrés qu'il a suivis
durant toute leur adolescence. Ces cinq jeunes sont de purs produits
d'une véritable démocratisation scolaire. Ils
réussissent à avoir le bac, se retrouvent à
l'université, après avoir obtenu des bourses. Ils y
sont complètement perdus, dans une culture humaniste qui n'est
pas la leur.
Ce problème de fossé culturel
est irrattrapable. On ne peut évidemment pas demander aux
enseignants d'assumer seuls la gestion de ce problème.
Claudine Castelnau. Vous mentionnez aussi l'existence d'un fossé
entre les filles et les garçons manifeste dans les deux
lycées de banlieue que vous avez étudiés.
Dominique Pasquier. Les trois établissements de mon étude
sont mixtes. Dans les deux établissements de banlieue, ce
fonctionnement des bandes de garçons est immédiatement
visible dès qu'on y pénètre. Les filles se
tiennent en plus petits groupes ou même à deux ou
à trois. Entre eux il y a peu d'échanges si ce n'est
sur le mode de la vanne, de l'ironie, du quolibet. Certes, ils sont
à l'âge où l'humour est très important
pour la popularité. Mais c'est tout à fait lassant en
fin de journée de n'avoir eu que ce type d'échanges. Si
un garçon qui fait partie d'une bande de garçons va
parler avec des filles, il rompt avec un code de virilité
exacerbée et il se fera paradoxalement traiter de
pédé ! Ce qui est d'ailleurs
particulièrement agressant.
Ces phénomènes qui ont
commencé il y a une dizaine d'années étaient
naguère réservés au collège. Aujourd'hui
ils se durcissent, continuent au lycée et commencent à
gagner la fin du primaire. Il y a sans doute plusieurs raisons
à cela. La moins bonne réussite scolaire des
garçons en est une : on se croit obligé de
dénigrer les filles pour se sentir supérieur.
Mais ces lycéens ont par ailleurs
très souvent des petites amies, qu'ils rencontrent dans les
boites qu'ils fréquentent, avec lesquelles ils correspondent
par emails et SMS. Ils sont gentils et amoureux, ils aiment les
filles ! La question est un problème de comportement
collectif.
Claudine Castelnau. Faudrait-il supprimer la mixité ?
Dominique Pasquier. On en a effectivement parlé. Notamment les
pays anglo-saxons comme l'Australie l'ont tenté. Cette mesure
coûterait très cher à mettre en oeuvre dans notre
pays où la scolarité obligatoire est beaucoup plus
longue que dans les pays anglo-saxons où les
élèves les moins doués sont dirigés vers
l'apprentissage.
Par ailleurs, une telle mesure serait
évidemment un peu triste puisque cela reviendrait à
renoncer au grand idéal d'émancipation féminine,
d'égalité des hommes et des femmes.
On a essayé dans certaines
écoles mixtes d'organiser certains cours non mixtes...
Cette question de la mixité est
très liée au contexte social. Il n'y a aucun
problème de ce genre dans le lycée de centre ville de
Paris que j'ai étudié. On n'y connaît pas la
« culture de la
virilité ».
Cette culture de la virilité
où les garçons se déplacent en bande, exercent
une forte domination sur la place publique à l'égard
des filles et où celles-ci sont enfermées à la
maison. Ce modèle de la vie dans les cités est
pénible à vivre pour les filles et il ne faut pas le
laisser s'étendre, il faut le combattre partout, aussi bien
dans les établissements que dans les cités.
C'est un mauvais modèle pour les
filles, mauvais aussi pour les garçons qui sont en train de
perdre la partie : comme ils ont plus de mal que les filles
à se maintenir dans la culture scolaire, ils sont prisonniers
de leurs manifestations de virilité qui les rendent
eux-mêmes malheureux.
Claudine Castelnau. En ce qui concerne la musique écoutée,
vous avez remarqué que ce n'est pas la même dans les
différents milieux sociaux.
Dominique Pasquier. Effectivement, dans le lycée parisien les taux
de préférence sont pratiquement nuls pour le rap ou le
R'n'B et importants pour la musique classique. Les parents
encouragent non seulement leurs enfants à connaître la
musique classique, mais ils leur font aussi travailler un instrument,
notamment dans les conservatoires.
Par contre en banlieue, le rap et le R'n'B
sont très largement majoritaires. Ils vont d'ailleurs de pair
avec un ensemble de comportements, de langage et d'habillement. Il
s'agit d'un véritable mode de vie et d'expression. Les
médias, comme les radios jeunes ou la chaîne M 6,
en assurent un relais très fort. Il est impressionnant de voir
des rappeurs de banlieue monter avec succès des marques de
vêtements relayées par des clips à la
télévision. D'un seul coup, tout le monde qui aime (ou
a intérêt à dire aimer) ce type de rap
s'habillera dans cette marque de vêtements. Les lycéens
empruntent donc à un certain moment de leur vie un
modèle « prêt
à porter ».
Claudine Castelnau. Vous remarquez aussi que les jeunes des milieux
favorisés ne jouent pas aux jeux vidéo ?
Dominique Pasquier. Tous les garçons
jouent à ces jeux lorsqu'ils sont très jeunes,
entre 9 et 13 ou 14 ans. Ensuite, c'est la
barrière sociale qui devient déterminante. Les
garçons d'origine favorisées s'en détachent
progressivement alors que ces jeux se maintiennent dans les milieux
plus populaires, sous des formes qui varient tout de même un
peu : on joue dans la même pièce, connecté avec
plusieurs camarades qui ont chacun leur ordinateur. On joue aussi sur
internet à des jeux en ligne. Le petit garçon qui joue
seul dans sa chambre sur sa console, sa play-station est un
modèle du collège. Au lycée, on se connecte, en
ligne ou en direct.
Claudine Castelnau. Ce qui intéresse ces lycéens, c'est ce
qui est riche de sociabilité.
Dominique Pasquier. C'est bien pourquoi le livre n'a pas un
succès extraordinaire ! Dans la société
juvénile, on ne parle pas de livres ! Une enquête
faite au niveau européen a révélé que les
enfants les plus solitaires sont de gros lecteurs de livres. En
revanche, plus un enfant est consommateur de
télévision, de jeux vidéo, de
téléphone portable, plus il est sociable et a de
nombreux amis. Les réseaux de sociabilités s'organisent
autour des pratiques culturelles. Le livre a tendance à
isoler, car on ne peut pas facilement en parler, contrairement
à une émission de télévision, un disque
ou un jeu vidéo. Le livre n'a pas sa place dans cette culture
où la norme est de faire des choses en groupe.
Claudine Castelnau. Faire des choses en groupe : on remarque que les
jeunes favorisés aiment sortir ensemble, ils s'organisent des
dîners, vont au théâtre et au concert ensemble
bien plus que les jeunes des banlieues.
Dominique Pasquier. Les jeunes des banlieues ont peu de choix pour les
sorties. Les transports en commun ne permettent absolument pas de
sortir vers les centres villes. L'offre culturelle sur place est
pratiquement nulle, quels que soient les efforts des
municipalités pour avoir des activités comme un
cinéma d'art et d'essai. N'ayant rien à faire dans leur
environnement géographique direct et ayant peu de
possibilités de se déplacer vers le centre ville, on en
est réduit à la télévision, aux jeux
vidéo et à l'internet. Surtout l'internet. D'autant que
la télévision est très décriée et
méprisée par les jeunes.
Claudine Castelnau. Vous parliez dans une autre enquête de ces
très jeunes filles qui se téléphonaient pour se
raconter le film qu'elles venaient toutes de regarder à la
télévision.
Dominique Pasquier. La télévision est un support
très fort pour la socialisation surtout à l'âge
de l'école primaire et du collège. Au moment du
lycée c'est la musique qui prend une très grande place.
Les garçons ne la regardent que pour le sport et notamment les
match de football et continuent à évoquer les
programmes de télévision mais en s'en cachant. Les
filles qui la regardent ne s'en vantent pas non plus. Le vrai support
de sociabilité est vraiment la musique.
Claudine Castelnau. Quelle est votre conclusion ? Un sentiment
d'inquiétude ?
Dominique Pasquier. J'aime personnellement beaucoup lire et je suis
profondément inquiète sur l'avenir de la culture du
livre. Pas l'avenir de la lecture : nous avons au contraire
désormais une génération beaucoup plus
formée à la lecture que les générations
précédentes : ils lisent tous des magazines, mais
pas des livres et ignorent donc la littérature. Ce ne sont pas
les cinq ou six livres que l'on fait lire obligatoirement en classe
qui pourraient renverser la tendance. Mais on se dirige vers un
modèle de société où le rapport au savoir
sera sur le modèle anglo-saxon privilégiant la culture
technique et scientifique plutôt que la culture humaniste qui
sera réservée à une toute petite élite
très favorisée. La relation au passé, la
littérature des siècles passés est
étrangère à 95 % des lycéens.
C'est un constat d'échec du projet de
démocratisation qui est pourtant remarquable dans son esprit.
Dominique
Pasquier
« Cultures
lycéennes, la tyrannie de la
majorité »
Éditions Autrement.
Collection « Mutations »
Note de Claudine
Castelnau
Un clivage violent
s'est produit entre adolescents lors de la grande manifestation des
lycéens du 10 mars.
« C'est pas vraiment des
casseurs. Ils ne s'attaquent pas aux vitrines, mais à nous.
C'est des cailles (racailles, ndlr),
des
lascars. » Nassim,
élève à Saints (Seine-Sant-Denis), ne comprend
pas la motivation des bandes qui viennent semer la panique dans les
manifestations lycéennes. Hier à Paris, une
cinquantaine de « lascars » a encore réussi à perturber le
défilé [...]
« Ces mecs-là, c'est des
relous. » Certains sont
scolarisés, des lycéens les connaissent. Mineurs pour
la plupart. « Ils nous
prennent pour des
privilégiés », lâche une fille de Cergy (Val d'Oise). Les
bandes cultivent le look des cités : survêt,
casquette et capuche. « Ils
agressent ceux qui ne leur ressemblent
pas », reprend Nassim.
Skaters, rockers, babas, de préférence
équipés d'un portable [...]
Une lycéenne a été
sortie du cortège, rouée de coups. Dans la
soirée, ceux qui ont participé à
l'assemblée générale des lycéens ont
recensé un oeil touché, un nez cassé, des
fractures à gogo. Tristan, 17 ans, est arrivé aux
urgences couvert de contusions. Son père a lancé un
appel à témoins. Et porté plainte.
« Une partie de la jeunesse
se sent exclue, vit dans des conditions
dégradées, explique ce
père. Mais il est
évident qu'on cherche à
l'instrumentaliser ».
Libération
11 mars 2005
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