Spiritualité des images
Cathédrale de
Strasbourg
deux jeunes femmes
-
a
Photos Roland Mathis
Ces deux statues se
tiennent de part et d'autre du portail de
l'Horloge, édifié, sur le flanc sud, le plus
ancien de la cathédrale de Strasbourg.
Deux
jeunes
femmes du 13e siècle. Celle de
gauche est altière et magnifique. Elle se
tient cambrée et assurée sous sa couronne.
Elle porte une coupe et s'appuie sur une
grande crosse en forme de croix. Elle fronce
les sourcils et plisse le front en signe de
mécontentement. Elle ne supporte pas la
présence de sa pauvre voisine.
Celle-ci
est
humiliée. Les yeux bandés, signes sans doute
d'un aveuglement coupable, la tête inclinée de
honte, elle garde encore en mains un bâton
brisé ose à peine tenir dans sa main gauche un
document indigne.
Elles
sont belle et séduisantes, ces deux femmes. Je
voudrais chasser celle de gauche, après lui
avoir ôté sa couronne et arraché sa coupe et
sa crosse. Et consoler et protéger celle de
droite au nom de la compassion que le Christ
met en nous.
Mais
on me dit qu'au contraire la mauvaise femme de
gauche, celle qui est dominatrice, arrogante
et odieuse symbolise l'Église chrétienne et
que la pauvre jeune femme humiliée représente
la synagogue !

Voyez
comme
elle a l'air méchante !
.
Au 13e siècle
l'Europe vit une période faste. C'est, avec
Strasbourg, toute l'Europe qui se couvre de
grandes et magnifiques cathédrales gothiques.
On vit une période glorieuse de développement
économique, commercial, militaire. En France
c'est le siècle de Saint-Louis. A Strasbourg,
dans l'Empire allemand l'ordre féodal règne
également.
L'Église
a fait alliance avec les rois et les
seigneurs. Elle a pris à son service la
chevalerie chrétienne. Elle est le support et
la garante d'une belle « chrétienté ».
La
preuve, on multiplie les croisades.
Saint-Louis en conduit lui-même deux. On
massacre les infidèles au cri de « Dieu le
veut ».
Le
pape Innocent IV donne tout pouvoir aux
inquisiteurs, fait inaugurer la torture dans
les prisons d'Église. Le bûcher est généralisé
pour les « endurcis ».
On
poursuit
les hérétiques, les sorcières, la magie,
l'alchimie, le blasphème, la sodomie,
l'infanticide. L'Inquisition sévit partout
atrocement. On estime qu'elle aura fait
entre 35000 et 50000 victimes.
Les
Vaudois,
disciples de Pierre Valdo, les premiers
protestants, auront été atrocement persécutés
au 12e siècle.
Au
13e, ce sont notamment les
Cathares, la féroce « croisade » de
Simon de Montfort et le bûcher de Montségur,
sous le règne de saint Louis,
en 1244.
.
On a aussi beaucoup massacré
les Juifs autrefois,
mais au 13e siècle on est plus
tolérant avec eux car ils sont riches et
exploitables financièrement. Mais ils ne
participent pas à la pensée unique et on les
en punit. A Strasbourg pourtant moins qu'en
France :
On
les soupçonne toujours sourdement
d'empoisonner les sources, de répandre la
peste, de tuer des enfants chrétiens pour
utiliser leur sang dans des cérémonies
inhumaines, de profaner les hosties
consacrées, etc.
Ce
ne sont pas forcément des motifs religieux. Ce
qu'on reproche aux juifs c'est d'être
différents ; d'être des hommes qui ne
vivent pas comme tout le monde. Ils ont leurs
usages propres, auxquels ils sont farouchement
attachés.
Le
4e concile du Latran les avait
condamnés à porter une rondelle de tissu
distinctive, la « rouelle » et
en 1242,
Saint Louis en accord avec le pape
Grégoire IX, fait brûler en place de
Grève 24 charretées de manuscrits hébreux
notamment du Talmud. En 1306 ils seront
expulsés de France et en 1320 on les
massacrera en les accusant d'empoisonner les
sources. Mais en attendant, Saint Louis ne
perd pas espoir de les convertir au
christianisme et les protège dans leurs
personne, en leur faisant néanmoins payer un
impôt spécial.
La
ville de Strasbourg est relativement tolérante
à l'égard de la communauté (en regard de ce
qui pouvait se passer dans d'autres cité de
l'époque). Elle exige néanmoins des Juifs un
impôt annuel de 1000 livres ainsi qu'une
taxe de 12 marks destinés à l'évêque de
Strasbourg et une autre de 60 marks
destinée à l'empereur d'Allemagne.
Mais
la tolérance a ses limites. A partir du 13e siècle,
les juifs se voient proscrire tous les métiers
à l'exception de celui de boucher et
d'usurier.
.
L'Église et la société civile
se soutenant mutuellement,
font une superbe
civilisation, puissante, riche (mais pas pour
tous !) dont la pensée unique féodale et
chrétienne est le ciment unificateur.
Église triomphante se présente
aux portails des cathédrales sous les traits
de ses prophètes, ses apôtres, ses saints.
Elle est tellement intégrée à l'idéal
totalitaire de la société féodale, qu'elle ne
voit pas les aspirations qui menacent l'ordre
établi. Elle prêche l'Évangile de justice et
de charité mais ses solidarités temporelles
lui ferment les yeux sur les transformations
nécessaires qui tendent à naître. D'où les
difficultés qu'elle fait à François d'Assise
et à saint Dominique qui, en fondant des
ordres mendiants, récusent par là même la
stabilité économique et la puissance sociale
féodales.
.
Jean Tauler, le dominicain
strasbourgeois disciple de Maître Eckart prêchait
un peu plus tard dans les églises de
Strasbourg et les petites gens venaient
l'écouter avec intérêt et plaisir. A-t-il été
choqué par ces deux statues lorsqu'il passait
comme nous devant la cathédrale ?
S'adressait-il intérieurement à la femme de
gauche lorsqu'il disait :
Veux-tu,
avec
saint Jean, reposer sur le cœur aimable de
Notre Seigneur Jésus-Christ ?
Tu dois alors te laisser attirer à l'aimable
image de notre Seigneur Jésus-Christ et la
contempler avec attention.
Tu dis considérer sa douceur et son humilité
et la profonde et ardente charité qu'il
avait pour ses amis et ses ennemis, le grand
et docile abandon qu'il gardait sur tous les
chemins.
Considère ensuite la profonde douceur qu'il
témoignait à tous les hommes et aussi sa
bénie pauvreté [...]
Puis considère-toi toi-même avec
attention ; vois combien tu es
différent de ce modèle et quelle distance
t'en sépare. Alors notre Seigneur te
laissera reposer en lui. 10e Sermon
C'est bien à l'orgueilleuse
femme de gauche, même si elle représente
l'Église, que le dominicain s'adresse en lui
disant :
Vois
combien
tu es différent de notre Seigneur
Jésus-Christ et quelle distance te sépare de
lui.
Mais
j'aime
qu'il ne perde pas espoir en elle, qu'il
s'adresse à son cœur en étant convaincu
qu'elle peut encore l'ouvrir à l'amour
chrétien, puisqu'il termine en lui
promettant :
C'est
alors
que notre Seigneur te laissera reposer en
lui.
Notre-Dame de Paris
deux
jeunes femmes

Deux
jeunes femmes sculptées au 19e siècle, de part et
d'autre du portail central. Elles sont
évidemment copiées sur celles de Strasbourg
mais me paraissent (ai-je raison ?) bien
moins choquantes.
Celle qui
représente l'Église ne me semble
pas regarder sa voisine la Synagogue avec la
même agressivité que sa sœur de Strasbourg.
Elle ne se projette pas en avant, elle est
méditative et intériorisée, embarrassée par
son calice et son drapeau. L'Église qu'elle
symbolise n'a plus du tout la force et le
dynamisme, l'impérialisme pour tout dire, qui
impressionnait tant le sculpteur du 13e siècle. Elle
est majestueusement présente, tout à fait
immobile et sans aucune méchanceté. On passera
à côté d'elle en la reconnaissait bien, mais
sans lui attacher véritablement d'importance.
C'est bien, d'ailleurs, le problème de
l'Église moderne !
Celle qui
représente la Synagogue est bien
représentée avec le même déhanchement que
celle de Strasbourg et a aussi les yeux
bandés. Mais son visage me semble plutôt calme
et indifférent que triste et humilié. Elle ne
suscite guère la compassion. Il est vrai que
les Juifs ne souffrent plus guère les mauvais
traitements d'une Église qui a perdu sa force
d'agressivité.
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