
Vermeer
L’incarnation
de la lumière
Jacques
Darriulat - Raphaël Enthoven
Fayard
298 pages - 20 €
recension
Gilles Castelnau
26 janvier 2017
Ces deux auteurs dialoguent
librement en une conversation
cultivée, qui part dans toutes les directions et
les emmène souvent à des réflexions qui vont
bien au-delà de la banale critique d’art. Ils
sont des observateurs incroyablement attentifs
des tableaux de Vermeer et ils nous en font
découvrir l’importance de détails que,
généralement, on ne remarque pas. Ils analysent
la lumière, les attitudes, la présence – ou
l’absence - de tel ou tel personnage dans
le tableau.
Ils n’étudient pas les tableaux de manière
chronologique ni même les uns après les
autres ; ils ne donnent d’ailleurs pas une
table des matières ou des chapitres de leur
discours. Ils entrent à leur gré dans l’univers
de Vermeer, parlent, par exemple de sa
conception de l’ « intérieur » de
sa maison, de sa spiritualité marquée par sa
conversion au catholicisme étonnante dans un
pays aussi protestant que la Hollande du 17e siècle.
Etrangement leur livre ne comporte non plus
reproduction des tableaux qu’ils commentent et
il faut donc le lire - c’est un peu
lassant - à proximité de son
ordinateur !
En tous cas dans cette recension, nous insérons
les images concernées !
Et voici quelques passages de cet étonnant et
très intéressant ouvrage :
page 72

La Lettre
d’amour
Pourquoi ce paysage
au-dessus de la marine ? Les
socques qui traînent sur le seuil, le balai
abandonné, qui serait plus à sa place dans les
mains de la servante, le panier de linge posé là
où il n'a pas lieu d'être et le fouillis qui
règne dans le réduit obscur depuis lequel nous
assistons à la scène, les curieuses salissures
qui ont suinté et font des coulées sur le mur de
gauche, en-dessous de la carte

L'Art de la
peinture
(c'est peut-être bien la même que celle qu'on
voit dans l'Art de la
peinture, à gauche cette chaise avec
quelques vêtements oubliés et des partitions de
musique jetées à la hâte, tous ces détails nous
suggèrent un intérieur négligé, et nous incitent
à penser que cette jeune femme, son luth (un
cistre ?) à la main, est plus soucieuse de
faire de la musique que d'entretenir sa maison.
On pourrait tout aussi bien penser que le
maître de maison a des difficultés d'argent, et
que la lettre qu'on hésite à ouvrir est celle
d'un créancier, non celle d'un amant. Le titre
du tableau, la Lettre
d'amour, est de tradition, rien
n'indique qu'il soit authentique. On a le
sentiment que, sur ce tableau sans doute réalisé
entre 1667 et 1670, qui appartient donc plutôt à
la dernière période du peintre, l'habitante des
intérieurs jusque-là toujours limpides,
admirablement lavés et astiqués, se laisse
aller, qu'elle renonce à entretenir son ménage,
et que l'ordre, la beauté, le luxe, le calme et
la volupté qui régnaient depuis toujours entre
ces quatre murs se désagrègent irréversiblement.
j'y vois pour ma part, plutôt que l'expression
psychologique d'un certain découragement, la
lassitude éprouvée pour une formule de
composition, certes admirable, mais dont le
peintre commence de ressentir la limite.
Si l'on fait abstraction des deux hommes de
sciences, l'Astronome et le Géographe, qui
introduisent l'immensité de la Terre et du Ciel
entre les murs étroits de leur cabinet d'étude,
les œuvres qu'on s'accorde à reconnaître
postérieures à la Lettre
d'amour, soit les deux Dames au virginal,
a
Dame debout au
virginal – dame assise au virginal
assise et debout, de Londres et l'Allégorie de la Foi
de New York,

Allégorie de la
Foi
ont perdu la vibration lumineuse, synthèse
miraculeuse du flou et de l'exact, qui faisait
vivre la lumière des grands chefs d'œuvre.
Serait-ce le début d'un déclin ?
page 112
La diffraction ne peut
avoir lieu, bien évidemment, que sur les
surfaces frappées par la lumière. Or,
si la lumière, déversée par la fenêtre, illumine
la croûte du pain, sur la table de La Laitière,

La
Laitière
inversement, les harenguiers arrimés au quai
de Rotterdam, sur la Vue
de Delft, sont dans une zone d'ombre.

la Vue de
Delft
Les éclats de lumière qui scintillent sur la
coque sont donc imaginaires. Le même paradoxe se
retrouve ailleurs, par exemple sur la grande
portière qui s'entrouvre au premier pian de l'Art de la peinture :
bien qu'elle soit en demi-jour, le pinceau de
Vermeer a laissé pleuvoir sur la tapisserie un
nombre considérable de minuscules points clairs
disséminés. Nul comme le peintre de Delft n'a su
mêler le flou à l'exact, la diffraction à la
définition, la féérie lumineuse à l'exactitude
optique, la poétique de la lumière à son
observation rigoureuse, la rêverie de
l'imagination à la description du réel.
page 139
Considérons tout d'abord,
sur l'Allégorie de la Foi,
cette bulle de verre, ce globe transparent
suspendu par un ruban de soie bleue à la poutre
du plafond. Que signifie cette énigme ? Sur
les scènes de genre qu'on peignait à l'époque,
chez un ]an Steen par exemple, on voit souvent
un enfant qui souffle des bulles de savon, image
de la vie brève, des illusions qui s'irisent un
instant et disparaissent en un clin d'œil.
Symbole de vanité. Une telle lecture serait ici
un contresens. Car c'est bien vers cette boule
diaphane que la Foi tourne ses yeux chavirés,
extasiés. Ce n'est pas le spectacle de l'humaine
inconstance, symbolisée par la bulle de savon,
qui est l'objet de son ravissement, mais
certainement l'image du dieu dont elle s'éprouve
la créature. Que représente ici ce globe de pure
lumière ? Nous voyons ce que la Foi
regarde; mais que voit-elle elle-même ?
Cette sphère ressemble indiscutablement à une
bulle, elle semble suspendue comme par magie, on
ne voit pas le point d'attache qui l'empêche de
tomber, elle flotte dans l'espace, à la limite
du visible et de l'invisible. Sur ce miroir
convexe quasi immatériel se devine, minuscule,
le reflet de la fenêtre de l'atelier - la
croisée sur la bulle fait un écho infinitésimal
au crucifié sur le tableau dans le tableau (il
s'agit d'une copie d'un Jordaens) comme au
crucifix sur l'autel - mais, pour le reste,
toute forme s'y perd en un brouillard discret.
Ce n'est pas le crucifié, ni le crucifix, ni
même le calice que la Foi contemple avec
vénération : c'est cette bulle très
légèrement, irisée, ce presque rien où vient se
diffracter la lumière.
page 149
Le lustre de l'Art de la
peinture, quand on s'en approche, se
disperse en éclats dorés, en scintillements
perlés dont chaque globule est comme un
concentré de quintessence lumineuse. La bulle
diaphane, impondérable, au-dessus de la Foi, se
résume à quelques gouttes de vif-argent ; le
ventre cuivré du lustre, au-dessus du peintre,
se désintègre en un suintement d'or où toute
forme se perd. Sur cet autre miroir convexe,
cette fois d'or et non d'argent, le reflet,
méconnaissable, se dissout en se liquéfiant. Le
lustre s'animalise, il se métamorphose en un
organisme fantastique : les deux ailes
digitées qui le terminent, en lesquelles Tolnay
croyait discerner autrefois un hommage rendu à
l'aigle bicéphale des Habsbourg, sont en vérité
des nageoires gélatineuses, l'évagination
buccale de cette larve. Plus bas, des
turgescences en forme d'hippocampes, assez
semblables aux motifs décoratifs qui ornent le
coffre de la virginale de la Leçon de musique,
ondoient dans l'espace environnant.
la Leçon de musique
Le lustre lance ses six flagelles d'or qui
palpent et capturent la lumière, puis la
conduisent jusqu'au ventre de l'animal, qui s'en
nourrit et la rumine. Sa matière est lumière
assimilée, distillée, condensée.
page 164
Ce n'est pas un hasard si
l'école de Delft, qui a su plus qu'une
autre développer les diverses potentialités
contenues dans l'idée de l'intérieur - des deux
plus grands maîtres du genre, l'un, Vermeer, a
passé toute sa vie à Delft, l'autre, Pieter de
Hooch, y a vécu plus de dix ans - a aussi,
plus qu'une autre, cultivé l'équivalent
religieux qui complète le genre : l'intérieur d'église,
qui est à l'intérieur
domestique ce que le sacré est au
profane -
a
intérieur
d'église (Pieter Saenredam) -
intérieur domestique (la Dentellière)
sans que la distinction soit bien tranchée,
puisque les personnages qui visitent les églises
hollandaises n'éprouvent pas le besoin
d'affecter une attitude de piété, et qu'en
revanche la jeune femme d'intérieur, appliquée
aux travaux de la maison, semble si recueillie
qu'on croirait volontiers qu'elle est en train
de prier. Comme si l'église était une maison
commune et la maison une église privée.
page 177
Avec un nombre très réduit
de toiles, ce peintre est parvenu à
conquérir le premier rang parmi les maîtres.
D'où vient cet engouement œcuménique ? Au
fond, l'art de Vermeer ne gêne ni ne heurte
personne, et tous sont unanimes pour célébrer
son exquise délicatesse. C'est un art lisse,
d'une grande élégance, qui murmure et ne hausse
jamais la voix, tout en finesses heureuses, en
radieuses harmonies, un art de paix et de
sérénité. Un artiste de bonne compagnie, et
reposant de surcroît ! Dans un article
publié en 1883 dans la Gazette des Beaux-Arts,
Henri Havard prononçait en ces termes l'éloge du
peintre : « Aucun de ses ouvrages ne
trouble, tous au contraire produisent, chez qui
les contemple, une sorte de calme et
d'apaisement. Non seulement le drame de la vie
n'est pas sa préoccupation majeure, mais il est
sévèrement banni de son œuvre, et ses
personnages, tous paisibles et reposés, ne font
guère plus de bruit que les multiples
accessoires dont il les entoure. »
page 258
Chez Vermeer comme dans la
tradition néoplatonicienne et la
mystique dionysienne, la lumière physique est
l'image de la lumière métaphysique, qui est la
grâce de Dieu, et le visible l'image de
l'invisible. Ainsi le monde s'illumine chaque
matin au lever du soleil comme flamboie l'âme
qui se rend disponible au trait de la grâce.
N'est-il pas clair comme le jour que la lumière,
dans les intérieurs du maître de Delft, passe
par la fenêtre et vient de l'extérieur dans
l'intérieur, qu'elle ne s'épanche pas en sens
inverse, de l'intérieur vers l'extérieur ?
La lumière de l'intérieur est reçue (lux), elle
n'est pas émise (lumen), même si la joie de se
savoir reconnu dans le regard de la lumière, ou
dans la lumière d'un regard, suscite en retour,
dans l'intimité de l'intérieur, une lumière en
écho qui transfigure le demeurant, tel un signe
de reconnaissance pour le rayon qui vient
l'élire en le frappant.
Retour
vers
spiritualité des images
Vos
commentaires et réaction