Être religieux
au vingt-et-unième siècle
Being Religious in the Twenty-first Century
Lloyd Geering
théologien néo-zélandais
Traduction Gilles
Castelnau
2 janvier 2010
Avant d'analyser la religion au 21e siècle, demandons-nous ce que signifie être religieux. Dans nos sociétés sécularisées, comme en Nouvelle Zélande, de plus en plus de gens ne disent pas seulement qu'ils sont sans religion mais affirment que toute religion est définitivement devenue aussi obsolète que l'idée que la terre est plate et que nous sommes entrés dans une ère non religieuse.
Étant donné leur conception de la religion, ils ont sans doute raison. Ils pensent en effet à un Dieu personnel, à des prières adressées à des forces surnaturelles, à une vie après la mort etc.
Le christianisme traditionnel était certainement ainsi, mais ce n'était pas le cas de toutes les religions. Ce n'était pas le cas du bouddhisme non théiste, par exemple.
Peut-il y avoir une forme de religion correspondant à la conception actuelle d'une réalité non surnaturelle ? Quand une religion devient-elle superstitieuse ? Pour répondre à ces questions il faut d'abord définir ce qu'est une religion.
Beaucoup de discussions sont provoquées par une question de vocabulaire. Comment définirons-nous la religion ? Le mot latin « religion » ne désignait pas à l'origine un ensemble de doctrines particulières mais une attitude de dévotion, d'engagement fidèle à l'égard d'une réalité fondamentale.
Mais une fidélité à l'égard de quelle réalité ?
Albert Einstein - qui n'était pas lui-même religieux - a dit : « Être religieux est avoir trouvé une réponse à la question du sens de la vie ».
Le théologien Paul Tillich définissait la religion comme « le fait d'être saisi par une préoccupation fondamentale qui fait apparaître comme secondaires toutes les autres préoccupations car elle concerne la vie elle-même ».
Dans toutes les cultures, la religion désigne ce qui compte le plus dans la vie. Évidemment ce qui compte le plus dépend de l'idée qu'on se fait de la réalité et du sens que l'on donne à la vie. Et ceci dépend à son tour de l'éducation que l'on a reçue et de la culture dans laquelle on vit. La religion n'est jamais indépendante de la culture et d'ailleurs toute culture ayant un peu de profondeur a forcément une dimension religieuse. Comme le disait Paul Tillich : « la morale, la culture et la religion s'interpénètrent mutuellement ».
La religion et la culture sont tellement interpénétrées qu'on identifie facilement la religion avec les conceptions et les croyances d'une culture ; on ne voit alors plus la spécificité de la religion qui est faite de respect et d'engagement personnel fondamental.
[...]
L'Occident a connu, depuis trois cents ans, un changement radical de sa culture. Les elfes, les fées et les lutins ont disparu, suivis au 19e siècle par le diable et ses démons qui ont été également abandonnés. Au 20e siècle c'est la réalité même de Dieu qui a été mise en question. Dieu n'est certainement plus conçu aujourd'hui comme un être demeurant quelque part dans le ciel. Il est désormais compris en relation avec le vaste continuum espace-temps décrit par la physique moderne.
De plus en plus de nos contemporains ont une conception scientifique et profane du monde et se détournent de la compréhension spirituelle qui était celle de nos ancêtres. Ceux-ci croyaient que les événements et la vie du monde étaient commandés par l'action des dieux et des esprits, des elfes et des fées, des anges et des démons. Mais nous parlons de l'énergie physique présente dans les électrons, des quarks, de la force de la gravité et du nucléaire, des chromosomes et de l'ADN, des systèmes immunitaires et des acides aminés, des neurones et des synapses.
A nos yeux ce sont là les composants fondamentaux de la réalité permettant de comprendre le monde, la vie et même comment notre cerveau fonctionne.
Cela ne signifie naturellement pas que nos ancêtres vivaient dans un monde illusoire qu'ils avaient imaginé dans leur ignorance, alors que nous vivons dans le monde réel que nous avons véritablement découvert. Ce n'est pas aussi simple que cela. Car ces deux conceptions du monde, l'ancienne et la nouvelle, même si nous avons de bonnes raisons de préférer la nouvelle, sont toutes deux pareillement des créations de notre esprit humain et aucune ne peut revendiquer la vérité absolue.
[...]
La conception actuelle est, certes, préférable à la première dans la mesure où elle rend mieux compte de la réalité du monde et ouvre davantage l'avenir. Mais elle n'a rien de définitif. Si nous avons remplacé la conception ancienne du monde par celle que nous avons aujourd'hui ce n'est pas parce que la première était religieuse et l'actuelle scientifique. Les dieux et les esprits faisaient autrefois partie de la conception « scientifique » de l'ancien monde. En les éliminant , ce n’est pas la religion que nous avons éliminée, c’est l’ancienne conception scientifique du monde.
On est dans le monde de la superstition lorsqu’on relie à la spiritualité une conception du monde qui a été abandonnée par la pensée moderne. Alors que nous sommes déjà passés d’une culture à une autre, certains conservent l’ancienne vision du monde en affirmant tranquillement que ce n’est pas de la superstition mais la véritable religion. Nos ancêtres ne se reconnaîtraient en rien dans le monde qui est le nôtre aujourd’hui. Certes nous vivons toujours sur la planète terre mais nous savons maintenant qu’elle n’est qu’une petite tache dans un immense univers dont nous ne savons que bien peu de choses. Y a-t-il de la vie ailleurs ? nous n’en savons rien et ne le saurons peut-être jamais.
[...]
Les anciens croyaient que tout ce qui se produisait dans le monde de la nature était dû à des volontés intelligentes. C’est ainsi qu’ils ont été amenés à imaginer des dieux. Nous comprenons aujourd’hui qu’il projetaient tout simplement leur propre personnalité sur les éléments de la nature. Ils leur attribuaient des rôles et des responsabilités et les nommaient des esprits et des dieux. Ils ne cherchaient pas ainsi à expliquer les phénomènes de la nature mais à discerner des motivations et des buts derrière leurs mouvements. Le fait qu’ils aient attribué à ces dieux des comportements arbitraires et imprévisibles montre assez qu’ils pensaient quand même que beaucoup de choses se produisaient sans véritable raison. Les dieux faisaient donc plus que seulement structurer le monde et apporter des explications. Ils donnaient les premiers éléments de signification et de dessein intelligent dans la vie des hommes et du monde.
Ceci se développa encore lors de l’évolution vers le monothéisme que connut le Moyen Orient. Cette évolution se manifeste nettement dans l’Ancien Testament avec les plaisanteries impitoyables des prophètes d’Israël à propos des dieux des nations incapables de la moindre action. Les Israélites ont conservé le mot « dieu » mais lui ont donné un nouveau sens. Le Dieu d’Israël ne remplaçait pas seulement les dieux de la nature. Il était d’un ordre différent. Il n’avait ni commencement ni fin. Il ne pouvait pas être représenté. Il devenait le symbole religieux par excellence. Il n’apportait pas seulement une explication au monde, il était aussi la clé de la signification fondamentale de l’existence humaine.
[...]
Comme le dit le théologien Gordon Kaufmann, le symbole de Dieu représente pour nous la référence fondamentale qui oriente la vie humaine et lui donne son accomplissement et sa véritable signification. Il résume, unifie et personnifie les idéaux humains et les valeurs les plus élevés et les plus indispensables. C’est à nous de décider quel est le contenu du symbole de Dieu. Ce que nos ancêtres faisaient inconsciemment, nous le faisons délibérément et consciemment. C’et précisément cela que signifie être religieux dans le monde d’aujourd’hui et de demain : premièrement énoncer le contenu qui doit être donné au mot « Dieu » et ensuite servir ce Dieu par notre vie quotidienne. Autrement dit, être désormais religieux est donner un sens à notre vie qui répond à tout ce qui nous préoccupe fondamentalement dans le contexte qui est le nôtre.
Quel est le contexte dans lequel nous vivons ? Notre période est caractérisée par ses mutations rapides : mutations sociales, culturelles, technologiques. Nous bénéficions d’innovations technologiques et d’un niveau de vie que nos grands parents n’auraient jamais cru possibles. Mais nous recevons en même temps des signaux alarmants de la nature. La terre vit mal la pression des activités humaines. Ces signaux sont l’équivalent dans le monde contemporain des avertissements prophétiques de la colère de Dieu transmis par Jérémie et les premiers chrétiens.
- L’augmentation exponentielle du nombre des habitants menaçant de déborder nos capacités à assurer à tous les besoins de base.
- L’utilisation massive des ressources naturelles va conduire à leur rapide épuisement.
- La pollution de l’air et de l’eau menace l’existence humaine qui en dépend naturellement.
- La déforestation et l’extension des déserts mettent en cause le délicat équilibre de la vie de la terre.
- Nous détruisons la couche d’ozone qui nous protège des radiations solaires et nous accroissons la quantité de dioxyde de carbone dans l’atmosphère provocant ainsi le réchauffement climatique.
- La mondialisation et notre interdépendance dans le village mondial rend notre économie planétaires excessivement fragile et risquant en permanence une crise grave.
- L’énorme compétition qui se développe entre individus, classes, cultures et nations corrélée à l’usage inégalitaire des ressources de la planète crée une situation de tension explosive qui pourrait amener à la destruction même de la vie humaine.
Si nous ne modifions pas rapidement notre manière de vivre, nous risquons de connaître le même sort que les dinosaures et les autres espèces animales aujourd’hui éteintes. Les avertissements du prophète Jérémie n’ont jamais été aussi actuels :
Je regarde la terre, et voici, elle est informe et vide.
Les cieux, et leur lumière a disparu.
Je regarde les montagnes, et voici, elles sont ébranlées.
Et toutes les collines chancellent.
Je regarde, et voici, il n'y a point d'homme.
Et tous les oiseaux des cieux ont pris la fuite.
Je regarde, et voici, le Carmel est un désert.
Et toutes ses villes sont détruites, devant l'Éternel, (Jér 4.23-26)
Être religieux au 21e siècle est être fondamentalement concerné par ces problèmes urgents, considérer avec intelligence notre situation actuelle et réfléchir à ce que nous voulons devenir. Tant que nous n’aurons pas pris conscience de ces questions et que nous n’aurons pas changé notre échelle des valeurs, que nous n’aurons pas modifié nos plans économiques, nous resterons moralement et spirituellement inférieurs à l’humanité primitive, en dépit de notre urbanisme sophistiqué et de notre élévation spirituelle. Il est vrai que des pas ont déjà été accomplis vers la resacralisation de la terre. Le terme même de « sanctuaire » a quitté les églises et retrouvé la terre pour désigner les sanctuaires d’oiseaux, de poissons etc. Le souci de protection de la nature, de la terre-mère remplace déjà largement l’idée d’autrefois d’obéir au père céleste.
Nous aurons besoin de toute notre volonté collective pour abandonner notre style de vie exploiteur, polluant, destructeur et pour réorienter notre énergie collective vers le respect de la terre, la préservation de la vie et le rétablissement de l’harmonie de l’écosystème.
Arnold Toynbee écrivait dans son dernier livre Mankind and Mother Earth : « Depuis deux siècles, l’homme a augmenté sa puissance matérielle au point d’être un danger pour la survie même de la biosphère. Mais il n’a pas amélioré son potentiel spirituel et l’espace s’est creusé. L’accroissement du potentiel spirituel de l’homme est désormais la seule chance de salut pour la biosphère. »
Il était convaincu que la menace qui pèse sur l’humanité ne peut être éloignée que par un changement radical du cœur de l’homme et que seule la religion peut en donner la force.
De même l’historien américain Lynn White qui blâme le christianisme traditionnel à cause de son silence sur le problème écologique, est néanmoins convaincu que c’est la religion et non la science qui apportera la réponse à la crise écologique actuelle. « La crise continuera, écrit-il, jusqu’à ce que nous développions une nouvelle religion ou repensions l’actuelle... car les racines de nos problèmes étant évidemment religieuses, leurs solutions ne peuvent aussi être que religieuses, quel que soit le nom que nous utilisons pour les désigner ».
Il est clair que dans le contexte de mondialisation actuelle, le christianisme n’est pas la seule religion confrontée à ce défi. Nous, Occidentaux, ne sommes naturellement pas en mesure de prescrire aux autres, ni même de leur suggérer des réponses. Notre responsabilité est de trouver ce que nous pouvons faire nous-mêmes.
- Premièrement, si nous reconnaissons que notre Occident est déjà postchrétien, nous devons abandonner certaines conceptions et certaines croyances traditionnelles. En voici quelques exemples :
. La dépendance à une hiérarchie sacerdotale.
. Les structures ecclésiastiques rigides et monolithiques
. L’idolâtrie de la Bible
. L’idolâtrie de Jésus de Nazareth considéré comme divine et unique sauveur du monde.
. L’affirmation exclusive du christianisme comme religion absolue et unique.
. La révélation divine comme source de connaissance.
. La conception de Dieu comme être personnel objectivement présent bien qu’invisible.
. La prière comme conversation avec une divinité personnelle extérieure.
. L’attente d’une existence personnelle après la mort.
- Deuxièmement, nous devons être prêts à inventer un nouveau vocabulaire, de nouveaux concepts, de nouveaux rituels et de nouvelles manières d’être. Il est trop tôt pour donner des précisions, mais on peut remarquer que depuis trente ans un grand nombre de nouveaux mots se sont imposés, comme spiritualité, éco théologie, terre-mère etc.
- Troisièmement et surtout, nous devons réfléchir à la manière dont certains concepts traditionnels peuvent être utilisés de manière nouvelle. Nous avons parlé plus haut du nouveau sens que le concept de « Dieu » avait acquis dans le monde hébreu. Après tout on utilise couramment des mots comme fées, anges, démons, dieux de manière symbolique et poétique et non pas en prétendant désigner des êtres réellement présents dans l’univers. Le terme de Dieu ne désignera donc pas au 21e siècle le même être spirituel objectif qu’autrefois.
Il symbolisera les signification que nous nous efforçons de créer, les valeurs que nous jugeons importantes et incontournables, les buts que nous nous fixons. Je suis frappé de constater à quel point ceci est déjà le cas.
Nous avons, par exemple, toujours appris dans le Nouveau Testament, que « Dieu est amour ». Mais le mahatma Gandhi nous a appris à dire « Dieu est vérité » et nous disons souvent « Dieu est la vie ». Au fond, Dieu est tout ce qui compte. Tout ce qui nous paraît important est, en fait, notre Dieu.
C’est bien pourquoi nous pouvons parler du « Dieu qui est en nous » au moins autant que du « Dieu qui est au ciel ». Le Dieu que nous rencontrons dans notre prochain, le Dieu que nous rencontrons dans toutes les créatures vivantes, le Dieu que nous rencontrons dans le mystère de l’univers. En d’autres termes « Dieu », si nous choisissons d’utiliser encore ce symbole en notre 21e siècle, désignera la somme de tout ce qui nous concerne fondamentalement et il obtiendra de nous là même gamme d’émotions, d’émerveillement, de gratitude et de zèle que l’on a éprouvées dans le passé alors que nos ancêtres avaient une vision différente de la réalité et utilisaient un autre langage.
Être fidèle à Dieu au 21e siècle est s’émerveiller de l’univers dont nous faisons part et qui est si grand en espace et en temps que nos esprits humains ne peuvent même s’en faire une idée.
La théologienne féministe américaine Sallie McFague a bien dit : « L’univers est le corps de Dieu ». Le culte de Dieu au 21e siècle est :
. s’émerveiller de l’écosystème de la vie sur notre planète, dont nous faisons partie et dont nous dépendons pour notre existence et notre subsistance. La vie sur notre planète est elle-même manifestation de Dieu et nous faisons tous partie du Dieu vivant.
. être reconnaissant aux nombreuses générations d’hommes qui nous ont précédés et ont lentement fait évoluer les formes de leur culture humaine jusqu’à nous rendre aujourd’hui capables d’être ce que nous sommes devenus. •
. prendre conscience de tout ce dont nous avons hérité, en tant qu’hommes : notre capacité de penser, de chercher la vérité, de trouver ce qui est important ; notre capacité de sentir, d’aimer et d’être aimé, de montrer de la compassion et un esprit de sacrifice.
. accepter de manière responsable et désintéressée le fardeau de solidarité avec les hommes qui viendront après nous et avec toutes les vies de notre terre.
Être religieux au 21e siècle est attacher plus d’importance que jamais à notre fraternité avec les autres hommes.
. On ne dira plus qu’il n’y a qu’une seule manière d’être religieux et qu’une seule doctrine capable d’exprimer la foi.
. Il n’y aura pas une seule grande religion mais une quantité de petits groupes solidaires les uns des autres et où chacun trouvera la place qui lui convient.
. Il n’y aura pas de rite unique et obligatoire mais une grande diversité de styles et d’expressions différentes variables selon les cultures et adaptées à chaque situation.
Et même après que l’on aura beaucoup abandonné des traditions du passé on se rendra compte que plusieurs d’entre elles brilleront encore et acquerront une signification nouvelle.
Et notamment je n’aurai aucune peine à répéter la première question du Petit Catéchisme de Westminster qui était si importante aux yeux des protestants de jadis :
Quel est le principal but de l’humanité ?
Le principal but de l’humanité est de glorifier Dieu et de vivre pour toujours et avec joie en union avec lui.
Traduction Gilles
Castelnau
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