Libre opinion
Jésus pour le XXIe siècle
de John Shelby Spong
Jacques Musset
article paru dans Golias Hebdo du 29 mai 2014
5 juin 2014
L'auteur de cet ouvrage est un ancien évêque anglican des USA. Il livre là son long cheminement de chrétien qui a décapé ses croyances, héritées de son éducation et de sa formation ecclésiastique, pour rendre crédible en notre temps Jésus de Nazareth. Son but est de présenter un Jésus croyable par les lemmes et les hommes du XXIe siècle qui vivent dans la modernité. Il récuse en effet le Jésus qui est enseigné officiellement par les Eglises chrétiennes et qui relève d'une doctrine dogmatique et moralisante. Celle-ci non seulement n'a pas grand chose à voir avec ce que fut réellement Jésus de Nazareth mais donne de Dieu, de Jésus, de l'homme et du monde des représentations infantilisantes et culpabilisantes. Cette doctrine s'est fondée sur la lecture fondamentaliste des écrits évangéliques. Comment donc retrouver le Jésus historique, sa parole et ses actes libérateurs, à travers les récits évangéliques ? Pour atteindre son but, l'auteur poursuit trois objectifs qui correspondent aux trois parties de son livre.
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Il s'agit d'abord, grâce un travail exégétique sérieux sur les textes des évangiles. de faire apparaître la figure du Jésus historique sous les langages, les représentations, les figures de style, les codes littéraires employés par les auteurs (qui ne sont plus les nôtres). Si le message central des disciples dans les évangiles est : « Celui qui a été crucifié comme un hérétique et un être maudit de Dieu, nous professons qu'il est le visage de Dieu parmi nous », on en a fait rapidement une lecture profondément erronée en prenant au pied de la lettre les mises en scènes symboliques, les références à l'Ancien Testament considérées comme l'annonce précise des faits et gestes de Jésus, les interventions spectaculaires du ciel, les actes de puissance de Jésus. On a transformé Jésus de Nazareth en un extraterrestre, auréolé de titres tous plus glorieux les uns que les autres, né hors normes, extralucide, réalisant de soi-disant prophéties, muni de pouvoirs extraordinaires sur la nature et la santé, condamné à mort pour expier à leur place les péchés des hommes et remontant vivant vers Dieu une fois la mission accomplie.
Pour un homme de la modernité, soucieux de penser librement et d'une manière critique (inspirée par une exigence de discernement avec des moyens rationnels), il est impossible d'adhérer à cette présentation mythique. Ce serait renier sa préoccupation d'intégrité intellectuelle au sens le plus noble du terme. Il est conduit à opérer un travail exégétique sur les textes évangéliques avec les moyens qui sont actuellement à sa disposition, dans le but de faire réapparaître si possible la figure du Jésus historique. C'est désormais possible.
Quand on décode en effet les textes (ce qu'on sait faire après deux siècles d'intense recherche exégétique), la vérité historique se manifeste, sans qu'on puisse faire une biographie de Jésus. Celui-ci est né comme chacun de nous d'un père et d'une mère à Nazareth en Galilée et non à Bethléem. On ne sait rien de lui et de son histoire en sa bourgade d'origine, jusqu'au moment où on le retrouve sur les bords du Jourdain aux côtés de Jean Baptiste duquel il reçoit le baptême mais dont il se sépare pour fonder son propre groupe. Il sillonne les routes de Galilée entouré de disciples hommes et femmes, il prêche le règne-royaume de Dieu - l'avènement . du monde nouveau - d'une manière originale. 1l conteste le légalisme et le ritualisme de sa propre religion et en transgresse les lois quand elles déshumanisent, rejettent, marginalisent, excluent les hommes et les femmes.
Les récits de miracles et de résurrection, si spectaculaires, sont en réalité, pour John Spong, une façon après coup de la part des évangélistes de magnifier l'œuvre fondamentalement humanisante de Jésus, révélant le véritable visage de son Dieu. De la même façon les auteurs des récits très développés de la passion de Jésus ont réduit et amplifié les quelques faits assurés en les imprégnant de références bibliques, dans le but d'accréditer Jésus comme l’initiateur du règne de Dieu, alors que sa mort en croix apparaissait socialement comme celle d' un malfaiteur et un maudit de Dieu. Pareillement, les rédacteurs des récits des apparitions du ressuscité se servent d'images concrètes non pour décrire une réalité historique mais pour professer la conviction des disciples qu'au-delà de la mort le Jésus qu'ils ont connu demeure vivant par son témoignage qui est promis à une fécondité universelle.
Certes, on peut reconnaître (c'est l'avis de biblistes chevronnés) que le décapage exégétique de Spong est excessif sur certains points, par exemple sur ce qu'il dit des Douze, sur l'inexistence d'un fonds historique de certains miracles, sur la mise en doute de certains épisode de la Passion. Mais le grand nettoyage qu'il opère pour redonner corps à l'homme Jésus, et qu'il a hérité de nombreux chercheurs qui l'ont devancé, cette mise à nu des textes évangéliques est infiniment profitable pour s'efforcer d'atteindre le Jésus historique.
Etudier les portraits fabriqués de Jésus
Dans une seconde partie, l'auteur passe en revue les différents portraits de Jésus qu'on trouve dans les évangiles, par lesquels les disciples se sont efforcés, à l’intention de leurs compatriotes, de donner sens à l'aventure de Jésus qui semblait s'achever sur un échec retentissant. En effet, après un moment de désarroi à la suite de la mort infâme de Jésus, ils ont vécu un puissant sursaut intérieur : le Jésus dont ils avaient. été les compagnons intimes et quotidiens, les témoins émerveillés et parfois déroutés de ses paroles et de ses actes de libération, ce Jésus ne pouvait pas être le renégat, le traitre, l'usurpateur, le fossoyeur de la religion qu'on avait exterminé pour éviter une contamination mortelle de la religion juive officielle. A leurs yeux qui se dessillaient, Jésus leur apparaissait, en dépit des apparences, comme 1e messie de Dieu, le vrai révélateur du visage de Dieu. Ses paroles et ses actes libérateurs en étaient la manifestation évidente à qui voulait en comprendre la signification. Redoutable travail présentation pour les disciples mais combien créatif.
John Spong montre d'abord comment la relecture de l'événement Jésus s'est faite au cours des offices dans les synagogues auxquelles participaient les disciples de Jésus jusqu' à leur mise à la porte du judaïsme vers 70 de notre ère. Puis notre auteur énumère les différents titres empruntés à l'univers biblique et donnés à Jésus par les disciples pour le rendre crédible après sa mort au sein de son peuple. Les voici tous aussi glorieux les uns que les autres : nouvelle Pâque, agneau de Dieu (l'agneau de la Pâque juive et aussi celui qu'on immole lors de la grande fête juive du Yom Kippour, fête de l'expiation des péchés), Fils de l'homme (appellation tiré du livre Daniel, désignant une figure céleste, le lieutenant de Dieu qui fait advenir son règne, Serviteur souffrant (titre en lien avec les textes du second Isaïe), Roi berger (titre emprunté au prophète Zacharie). De tous ces titres, notre auteur décrit l'origine biblique et les raisons pour lesquelles on les a appliqués à Jésus. Ce fut un remarquable travail inventif pour manifester que Jésus de Nazareth dans sa manière de vivre, dans ses paroles et ses actes, était, contrairement aux attentes du temps, l'accomplissement de la tradition juive la plus authentique.
Le malheur, souligne Spong, c'est qu'on a élaboré très vite à partir de ces titres une et même des doctrines détachées de ce que fut l'expérience du Jésus historique. On les a absolutisées en les prenant comme des en-soi et en en déduisant toutes sortes de conséquences sans rapport avec le message et la pratique de libération de Jésus. Ainsi on a fait de Jésus une victime expiatoire de nos péchés qui verse son sang pour la multitude pécheresse, un agneau de Dieu qui enlève les péchés du monde, un Fils de l'homme quasi divinisé, un juge de l'humanité au dernier jour, un Roi qui règne sur les nations, un berger dont nous sommes les moutons bien sages... Ces représentations grandioses renvoient ainsi à des images erronées et nocives de Jésus, de Dieu et de l'homme. Actuellement, si on se réfère à la doctrine officielle du catéchisme catholique de Jean Paul II publié en 1992, on ne peut que constater que le vieux fonds demeure et persiste en bien des consciences et bien des enseignements.
Le mouvement de la vie de Jésus revisité
Après ce déblayage salutaire, notre auteur en vient à ce qui est pour lui le cœur des évangiles, sous les habillages littéraires et scripturaires dont les évangélistes ont fait usage pour accréditer la figure de Jésus comme témoin et visage véritable de Dieu. Autrement dit, le témoignage que les disciples et témoins de Jésus ont voulu donner de l'originalité de l'insigne de Jésus comme visage humain du Dieu biblique. L'ancien évêque rappelle d'abord l'historicité de Jésus (contestée dans le passé et maintenant encore parfois) : Jésus a réellement vécu, il est né à Nazareth, a été disciple de Jean-Baptiste, a été condamné à mort et exécuté sous Ponce Pilate (éléments qui n'ont pu s'inventer, du fait qu'il n'étaient pas de soi glorieux pour Jésus).
Puis il s'interroge sur le Dieu de Jésus qui transparaît dans les évangiles sous les décors et mises en scènes. Ce n'est pas le Dieu « théiste », tout-puissant, créateur des mondes infinis, dirigeant souverainement l'histoire et les vies humaines, protecteur et surveillant à la fois, inventé par les humains pour se rassurer. Parce qu'ils étaient affrontés à l’angoisse existentielle de se prendre en charge dans un monde énigmatique et éprouvant, leur référence à cet être supérieur n'était-elle pas pour eux garante de stabilité personnelle et sociale ? Mais ce Dieu là (qu'on trouve dans les religions anciennes et aussi pour une part dans la Bible) a hélas infesté la doctrine chrétienne officielle et en conséquence la personne de Jésus comme on l'a vu plus haut.
Or, quand on lit réellement les évangiles, le Jésus dont témoignent les premiers chrétiens n'a rien à voir avec une victime expiatoire ou un être divin parachuté sur terre. Ce Jésus est un homme qui, en son temps, a lutté de toutes ses forces contre la haine religieuse qui s'alimentait chez les responsables juifs de son temps dans leur prétention à posséder la Vérité. Tout ce qui n'était pas juif pour eux était en effet dangereux pour la sauvegarde de leur identité. Ce Jésus a lutté aussi contre l'intolérance dont les tenants du judaïsme de son époque faisaient preuve vis à vis des déviants, les Samaritains ou les non-juifs. Jésus a combattu ainsi toutes les frontières tribales érigées en son peuple pour se protéger d'une soi-disant contamination : frontières entre les réputés purs et impurs, juifs et païens. Il a également contesté radicalement les préjugés et les stéréotypes concernant les malades, les femmes, les enfants, les samaritains, les « pécheurs »... il est même allé jusqu'à remettre en question la supériorité du judaïsme par rapport aux autres religions, au point de relativiser tout système religieux au profit de la droiture du cœur, « religion en esprit et vérité » et de l'amour effectif que l'on porte à son prochain, notamment le plus démuni.
C'est donc sur des enjeux profondément humains (la libération de l'homme de tout ce qui l'entrave physiquement, psychologiquement, spirituellement, religieusement, socialement, économiquement...) que Jésus de Nazareth a engagé son existence à ses risques et périls. Le Dieu dont il témoigne dans son engagement est un Dieu dont on ne peut faire l'expérience que dans son implication au profit de l'humain.
C'est ce Dieu là que Jésus a annoncé, un Dieu qui n'est pas religieux, irreprésentable et donc indicible mais qu'on pourrait qualifier d'appel intime à l'ouverture au vrai, au beau, à l'humain. Jésus a payé de sa vie le combat qu'il a mené « pour qu'ainsi les hommes aient la vie et qu'ils l'aient en abondance » (Jean 10, 10). Ce verset résume pour notre auteur l'objectif et la pratique de Jésus. La croix, comme acte final| de son chemin, révèle avec intensité, pour qui sait voir, le vrai visage de son Dieu. « La croix, portrait humain de l'amour de Dieu », dit John Spong.
« La croix », portrait humain de l'amour de Dieu
Jésus pour le XXIe siècle est donc un livre salutaire pour les chrétiens de notre temps qui, comme son auteur, sont attirés et passionnés par la personne de Jésus mais qui ont des exigences critiques vis à vis des sources évangéliques et ne se retrouvent donc plus dans la doctrine officielle des Eglises qui a transformé en dogmes et en préceptes moraux la parole vive et la pratique libérante du Nazaréen. Si tant de chrétiens désertent les Eglises, n'est-ce pas parce que les propositions de ces dernières sur Jésus et son Dieu ne répondent pas à leur attente intérieure ? L'ouvrage sera aussi utile à ceux qui ne sont pas chrétiens, croyants autrement, athées ou agnostiques. Il donnera du relief au Jésus historique, initiateur de vie, au-delà des images d'Epinal qu'ils repoussent à bon droit.
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