Libre opinion
Être chrétien dans la modernité
Jacques Musset
Ëdition Golias
Chapitre 6
Jésus ressuscité ou à re-susciter ?
2 avril 2012
Le socle de la foi chrétienne
« Si le Christ n’est pas ressuscité d’entre les morts, notre prédication est vide et vide aussi votre foi. », proclame St Paul dans sa 1ère lettre aux Corinthiens 15,13-17. Cette affirmation est au centre de la foi chrétienne. Mais que peut signifier au juste pour un chrétien du 21ème siècle l’acclamation qui jaillit chaque année dans les célébrations pascales, au lendemain du Vendredi Saint ?
S’agit-il, comme les Eglises le disent, d’une résurrection corporelle au-delà de la mort, même si, une fois la chose affirmée, on ne peut guère dire davantage, sinon que ce n’est pas un simple retour à la vie précédente mais une nouvelle manière d’exister ?
Ou bien s’agit-il, à travers les mises en scène des récits évangéliques, d’un enseignement dont la vérité n’est pas d’ordre historique mais symbolique, à savoir que le message et la pratique de Jésus de Nazareth, liquidé par les autorités juives comme un réprouvé de Dieu, demeure un chemin de vie et continue à avoir une fécondité au-delà de sa mort ?.
Avancer cette hypothèse est perçue comme sacrilège par les responsables des Eglises. Cette démarche étonnera aussi un certain nombre de chrétiens qui ne se sont jamais autorisés à se poser des questions sur leur foi, considérant qu’ils ne sont pas compétents en ce domaine, alors qu’ils pensent de leur devoir d’exercer en d’autres secteurs de leur vie leur esprit critique.
Est-il possible d’aborder sereinement la question, sans préjugé, en s’efforçant de la traiter de la façon la plus honnête ? Je le pense et je suis même persuadé que cette réflexion est nécessaire pour qui veut s’approprier personnellement cette affirmation centrale du christianisme ? Pour ce faire, je propose de suivre plusieurs étapes. D’abord se rappeler comment est née la foi en la résurrection dans le judaïsme tardif, puis préciser la position de Jésus en son temps, ensuite chercher à comprendre comment les premiers chrétiens en sont arrivés à proclamer que Jésus était ressuscité, enfin, à partir de ces données, se demander ce que peut signifier aujourd’hui l’affirmation dans la modernité actuelle.
Comment est née la foi en la résurrection des morts dans la foi juive ?
Jusqu’au second siècle avant notre ère, la foi juive ne comporte pas la croyance en la résurrection des morts ni non plus celle en l’immortalité de l’âme encore plus tardive. Auparavant, l’enseignement traditionnel affirme que la seule vie dont l’homme dispose, c’est ici et maintenant. Les justes sont censés avoir une existence heureuse et les impies un sort malheureux, ce qui est d’ailleurs démenti par les faits. Au 3ème - 4ème s. av. J.C, le livre de Job est une remise en cause solennelle de ces affirmations, sans apporter pour autant de réponse satisfaisante. Quand donc on meurt - qu’on soit riche ou pauvre, juste ou impie -, on va au schéol, sorte de lieu souterrain où l’on mène un semblant de vie maigrichonne et somnolente qui n’en est pas une en réalité. Et cela pour les siècles des siècles…
Il faut attendre le second siècle av. J.C pour voir apparaître soudain la foi en la résurrection des morts. A ce moment, les juifs sontsous la domination politique d’un roi syrien, Antiochus IV, qui veut leur imposer les croyances et les rites de la religion grecque officielle. Ainsi, décrète-t-il l’interdiction du sabbat et de la circoncision et il installe dans le Temple de Jérusalem une statue de Zeus. Abomination de la désolation pour les juifs pieux ! Certains se laissent tenter. D’autres cependant refusent énergiquement et consentent à mourir martyrs pour demeurer fidèles à leur Dieu et à sa Loi (on en trouve le récit émouvant dans le second livre des Maccabées, chapitre 7). D’autres encore prennent les armes sous la direction de Judas Maccabées afin de bouter hors des frontières le persécuteur et ses troupes. Un certain nombre de ces résistants sont tués au combat.
Après les événements, se pose un grave problème à la conscience religieuse d’Israël. Jusqu’alors, on professait officiellement - malgré le déni de la réalité ! - que Dieu donnait aux justes leur compte de jours durant leur existence terrestre, après quoi ils rejoignaient au shéol la cohorte des bons et des méchants mélangés. Or après la persécution, cette position devient intenable et scandaleuse. En effet, durant l’épreuve, des hommes et des femmes se sont dessaisis librement d’une partie de leur vie par fidélité à Dieu. Dieu peut-il dès lors fermer les yeux sur la démarche de ceux qui ont choisi d’abréger leurs jours par attachement à Lui ? Ne serait-il pas injuste de sa part d’expédier au shéol des gens qui ont renoncé pour Lui à ce qu’ils avaient de plus cher : la vie ici et maintenant ?
La conviction suivante germe alors dans les cercles des juifs pieux : pour être juste, Dieu ne peut pas ne pas accorder un surcroît de vie aux martyrs en compensation de leur sacrifice. C’est ainsi que naît la foi en la résurrection des morts qui ne concerne au point de départ que cette élite fidèle ( II Mc 7,9.11.14.23.29). Par la suite, la croyance en la résurrection s’étend à tous les membres du peuple juif. Lors de l’avènement définitif du règne de Dieu à la fin des temps, chacun d’eux ressuscitera, mais le sort des uns et des autres sera différent selon la qualité de leur vie au regard de leur observance de la Loi. Au dernier jour, « beaucoup de ceux qui dorment dans le sol poussiéreux se réveilleront ( se réveiller est l’un des verbes pour dire la résurrection), ceux-ci pour le vie éternelle, ceux-là pour l’opprobre, pour l’horreur éternelle ». ( Livre de Daniel écrit après la persécution, seconde moitié du 2ème siècle avant notre ère, 12,4).
La foi en l’immortalité de l’âme est encore plus récente que la foi en la résurrection. On la trouve exprimée dans le tout dernier livre de la Bible, La Sagesse, écrit environ 50 ans avant notre ère et peut-être même plus récemment. Cette conviction d’origine grecque s’est introduite peu à peu dans la foi commune des juifs, en raison de leurs contacts permanents avec la culture grecque depuis plusieurs siècles. En effet la diaspora juive n’a cessé de se développer dans le pourtour méditerranéen à partir du 7ème siècle avant notre ère, et notamment dans les grands centres culturels qu’étaient Alexandrie, Athènes, Ephèse. Etablis en Egypte depuis longtemps, les juifs ont même traduit dès le troisième siècle avant notre ère la Bible en grec, ce qui fut un événement considérable ; désormais il n’y avait plus de langue sacrée pour parler de Dieu. Professer l’immortalité de l’âme dans la religion juive a été une révolution copernicienne par rapport aux croyances anciennes. Désormais à la mort, en attendant la résurrection générale, on ne va plus au shéol ; si le corps est remisé dans une tombe, l’âme s’envole vers une immortalité heureuse ou malheureuse. On remarquera en passant que l’introduction dans la religion juive de la foi en l’immortalité de l’âme bouleverse la conception originelle de l’homme, réalité toute entièrement esprit et corps animée par un souffle venant de Dieu ( Genèse 2,7). A la veille du 1er siècle de notre ère, la représentation de l’homme change profondément sous l’influence de la culture grecque : on le considère alors comme composé d’une âme autonome et d’un corps. Nous avons ici un exemple frappant du travail d’assimilation auquel se sont livrés au fil des siècles les croyants juifs au contact d’autres cultures. Nous sommes soumis à la même nécessité aujourd’hui comme chrétiens vivant dans la modernité. Impossible de nous y soustraire pour croire intelligemment au message évangélique.
Que croyait Jésus ?
Au temps de Jésus, la foi en la résurrection des morts est communément partagée par les croyants juifs. Il est toutefois une catégorie de population qui n’adhère pas à ce dogme : ce sont les Sadducéens, l’aristocratie sacerdotale et civile de l’époque. On en trouve une attestation dans les démêlés de Jésus avec des représentants de cette caste ( Lc 20, 34-38). Jésus croit donc à la résurrection des morts à la fin des temps. Cette dernière ne saurait tarder car à l’époque on l’attend fiévreusement avec l’avènement définitif du règne de Dieu. Ainsi Jésus meurt-il dans l’espérance de sa résurrection prochaine et d’une vie auprès de son Dieu auquel il s’est efforcé d’être totalement fidèle jusqu’à son dernier souffle. Comment aurait-il pu en être autrement puisque membre de la religion juive, il en partageait les représentations ? ( 1 )
L’initiative surprenante des apôtres après la mort de Jésus : le crucifié est ressuscité
A partir de quoi les apôtres et les disciples, peu après la mort de Jésus, en viennent-ils à proclamer qu’il est ressuscité, alors même que la fin des temps ne s’est pas encore manifestée avec l’éclat qu’on imaginait ?
Leur initiative a de quoi grandement étonner. En effet, Jésus, au regard de la foi juive traditionnelle, est mort socialement comme un réprouvé de Dieu ? Ne lit-on pas dans le Deutéronome ( 21,22) que celui qui est pendu au bois est maudit de Dieu ? Les responsables du peuple juif, en faisant exécuter le nazaréen, devaient se féliciter d’avoir sauvé la religion que l’hérétique provocateur avait dangereusement mise en péril. N’y avait-il pas eu avant lui quelques précédents ? Des individus s’étaient déclarés messies et avaient prétendu être les promoteurs du règne de Dieu mais l’aventure avait finalement fait long feu. Les fidèles de Jésus auraient dû normalement se disperser en reconnaissant l’échec de leur maître et reprendre tout bonnement leur métier.
En fait, apôtres et disciples de Jésus, après un temps de flottement au lendemain du Golgotha, se mettent à proclamer hardiment et en dépit des apparences que le crucifié est le messie véritable, envoyé par Dieu pour inaugurer son royaume. La fin des temps, tant attendue, est arrivée avec lui d’une manière décisive et singulière, sans aucun rapport avec les représentations grandioses qu’on pouvait s’en faire jusqu’alors. La conclusion s’impose : si la fin des temps est apparue avec Jésus, il découle logiquement, selon la foi traditionnelle, que Dieu l’a ressuscité. Il est « le premier né d’entre les morts » dira St Paul. Ainsi, chez les disciples, leur foi en la résurrection de Jésus est-elle intrinsèquement liée à la conviction que Jésus est le messie attendu, inaugurant simultanément et le règne de Dieu et la fin des temps.
En professant pareilles affirmations, il ne fait aucun doute pour eux que la situation nouvelle de Jésus ne fait qu’anticiper la leur dans la mesure où la pleine réalisation du royaume doit se manifester dans les meilleurs délais. Rappelons-nous : selon la foi commune, la fin des temps coïncidant avec la venue plénière du règne de Dieu signifie la résurrection des humains les uns pour un bonheur éternel auprès de Dieu, les autres pour un avenir de malheur sans fin. On ne peut imaginer la tension qui a régné à ce sujet dans les premières communautés chrétiennes. Il est des traces très visibles de cette attente fébrile dans les évangiles et dans les lettres de Paul, rédigés au cours des cinquante années qui suivirent la mort de Jésus. L’espérance était chauffée à blanc.
Il faudra déchanter par la suite : la réalisation définitive du royaume qu’on croyait imminente se faisant attendre d’année en année, il est clair, au bout de quelques décades, que « le grand soir » n’était pas pour l’immédiat. On n’y renonce pas pour autant mais, sans aucune donnée sur le temps et l’heure, on prend le parti de s’établir dans la durée. La fin des temps, le retour du Christ ressuscité pour juger les vivants et les morts, la pleine réalisation du règne de Dieu se profile désormais dans un avenir inconnu et imprévisible. C’est pourquoi les chrétiens chantent chaque dimanche à la messe après le rite de la consécration du pain et du vin l’antienne à l’adresse de Jésus : « Nous attendons ta venue dans la gloire ».
Une vision sensible du ressuscité ?
Au lendemain de la mort de Jésus les disciples sont donc convaincus qu’il est le messie et donc le ressuscité. Mais comment expliquer de leur part une telle certitude allant à contre-courant des sentiments qui auraient dû les habiter logiquement : déception, découragement, peut-être même désillusion ? Il est vrai qu’au point de départ, l’arrestation de Jésus, sa mise en jugement, sa condamnation à mort, son exécution, le mode même de son supplice les ont littéralement « sonnés » au point qu’ils ont fui pour sauver leur propre peau. Raison de plus pour chercher à comprendre pourquoi, avec tant d’assurance, ils se sont mis, dans les semaines et mois qui ont suivi la mort de Jésus, à proclamer qu’il était le messie, que le monde nouveau avait débuté avec lui, que la fin des temps était advenue et donc que Dieu l’avait ressuscité.
On connaît l’explication que donnent les évangiles. Il y a d’abord la découverte par des femmes et des disciples du tombeau vide. Puis, durant quarante jours, le ressuscité leur apparaît maintes fois, portant les stigmates de sa passion, s’entretenant et mangeant avec eux, stimulant leur courage, les aidant à surmonter leurs doutes, leur donnant des consignes pour l’avenir. D’après les textes, les disciples ne sont que les témoins du ressuscité qui a pris l’initiative de se montrer à plusieurs reprises à ses anciens compagnons. Sans ses interventions répétées, ils auraient plié bagage purement et simplement.
Mais que vaut la version des évangélistes ? A lire attentivement leurs récits, qui se présentent comme des reportages, on peut s’interroger sur leur crédibilité historique. L’histoire du tombeau vide n’est pas en soi une preuve : que le cadavre de Jésus ne soit plus dans la tombe ne signifie pas qu’il soit ressuscité. Chez Marc, Luc et Matthieu, la présence de l’ange (il y en a deux chez Luc) qui proclame la résurrection de Jésus aux femmes est manifestement une mise en scène littéraire des rédacteurs qui n’a pas pour but de décrire une réalité historique mais de délivrer un message de foi. Matthieu en rajoute d’ailleurs : chez lui, le tombeau est gardé par des soldats romains et lorsque l’Ange du Seigneur ( le plus solennel) roule la pierre, ils tombent à la renverse, bouleversés, comme morts ! La vérité de ces textes est à l’évidence d’ordre symbolique : ils expriment sous forme de récits imagés, avec un langage codé venant en droit fil de la Bible, une conviction de foi et non des faits historiques. Les lecteurs de l’époque qui connaissaient les Ecritures ne pouvaient se méprendre.
En ce qui concerne les récits des apparitions de Jésus, il en va de même. Eux aussi ne peuvent être considérés comme racontant une réalité historique. Lorsqu’on les compare, on s’aperçoit en effet qu’ils se contredisent. Chez Luc le rendez-vous avec le ressuscité est à Jérusalem ; chez Matthieu c’est expressément en Galilée. Par ailleurs, les comportements de celui qui a franchit les barrières de la mort sont étranges et même invraisemblables : il traverse les murs, surgit et marche sur les flots de la mer de Tibériade, n’est pas reconnaissable par ses amis dans un premier temps, apparaît puis disparaît à son gré tantôt à Jérusalem, tantôt sur les routes de Judée et en Galilée ; finalement, il monte vers le ciel pour ne plus réapparaître. Il est de nombreux chrétiens aujourd’hui qui n’acceptent plus argent comptant une telle présentation. C’est trop beau pour être vrai !
Là encore, la vérité de ces textes – par ailleurs fort beaux - ne peut être que d’ordre symbolique : il s’agit d’un message de foi transmis sous forme de récits, comme il y en a tant et tant dans la grande tradition biblique et dans la littérature universelle. Comment en effet faire percevoir au mieux ce qui ne tombe pas sous les sens sinon en inventant - entre autres moyens - des histoires concrètes et merveilleuses dont tous les lecteurs comprennent que le sens profond est ailleurs que dans l’anecdote. Nous ne nous y trompons pas à la lecture des contes. Pourquoi n’avons-nous pas le même réflexe en lisant les textes évangéliques dont l’objectif n’est pas de nous tenir une chronique précise des événements mais de présenter la foi des premières communautés chrétiennes, même si le contenu de certains textes a un fondement historique. Sous peine d’en faire une lecture fondamentaliste, nous avons à les décrypter. C’est le travail d’interprétation auquel se livrent minutieusement les exégètes. Il en va de même pour toute la Bible, dont les livres ont été écrits dans des cultures et des langages qui ne sont plus les nôtres. Il y a un siècle et plus, il a fallu beaucoup de temps pour admettre la signification symbolique des récits de la création ouvrant le livre de la Genèse. Pourquoi ne pas interpréter pareillement aujourd’hui les récits évangéliques sur la résurrection ? Le refuser par principe, quand on sait l’importance du langage symbolique dans la Bible et les évangiles, ne serait-ce pas faire preuve d’un fondamentalisme suranné, inspiré, comme autrefois à propos des textes de la Genèse, par la peur que l’édifice dogmatique ne s’écroule ?
Ou une expérience spirituelle ?
Mais alors si la proclamation de la résurrection de Jésus ne repose pas sur une expérience sensible du ressuscité, qu’est-ce qui a pu susciter chez les apôtres et les disciples une telle conviction, à contre-sens de l’opinion commune pour qui l’affaire Jésus était définitivement classée comme l’aventure d’un imposteur, d’un séducteur, d’un dangereux novateur ? On ne peut pas taxer ces hommes et ces femmes d’illuminés, prêts à s’enflammer pour une idéologie qui deviendrait leur fond de commerce. Le portrait peu flatteur que tracent d’eux les évangiles, du temps où ils accompagnaient Jésus, nous montre des gens plutôt terre à terre, qui ont eu souvent de la peine à comprendre le message et la pratique de leur maître. Sa conduite remettait tellement en cause leurs réactions spontanées, imprégnées de nationalisme exacerbé, d’ambition à peine voilée, de matérialisme bon teint. Il reste une hypothèse pour rendre compte de la hardiesse des affirmations des apôtres et des disciples au lendemain de la mort de Jésus. Ils ont vécu dans son intimité durant de longs mois voire quelques brèves années, et malgré leur étroitesse d’esprit, ils ont découvert peu à peu le secret de cet être exceptionnel qui à la fois les étonnait, les scandalisait mais aussi les fascinait par sa liberté intérieure, sa droiture, son courage tranquille face aux pouvoirs politiques et religieux, sa dénonciation de l’hypocrisie, son souci des exclus et sa manière de les réhabiliter, son refus du compromis et du mensonge, sa parole incisive, son intériorité ressourcée dans les nuits de silence à l’écoute de son Dieu. Ils n’ont pas pu ne pas s’interroger après sa disparition sur son identité, sa mission et son rapport avec l’avènement du règne de Dieu inaugurant la fameuse fin des temps que tout le peuple attendait. Ils ont été les témoins privilégiés de la façon originale dont Jésus en parlait et qui tranchait avec la conception des autres groupes religieux du temps. Si Jésus n’a jamais revendiqué d’être le messie ni le mystérieux Fils de l’homme, ces deux figures emblématiques de l’imaginaire juif considérées comme les promoteurs du règne de Dieu, il avait une vive conscience que son action et ses paroles participaient d’une manière active et décisive à la venue de ce règne. Comment cette intimité vécue avec Jésus de jour et de nuit, dans les bons et les mauvais jours, au temps des enthousiasmes populaires et des affrontements sans merci avec les tenants d’une religion sclérosée, ne les aurait-il pas marqués profondément ? La meilleure preuve, c’est qu’en dépit de l’abandon progressif des foules et de l’approche d’un dénouement qu’on pressentait tragique, ils sont tous restés attachés à sa personne jusqu’au bout.
Dans ce contexte de communion de vie et de pensée étroite avec Jésus, est-il étonnant qu’après un temps de déroute au moment de la mort de leur maître ils se soient ressaisis et aient proclamé leur étonnant message. Ils savaient d’expérience en effet que Jésus n’était pas un imposteur ni un fossoyeur de la religion comme on le disait. Ils se souvenaient de tout ce qu’il avait dit au sujet de l’avènement du royaume ; ce n’était pas que de belles paroles, il en avait fait « les travaux pratiques » à ses risques et périls : devant eux, les boiteux s’étaient mis à marcher, les sourds à entendre, le aveugles à voir, les marginalisés à retrouver leur dignité, les désespérés à recouvrer des raisons de vivre. Il n’était pas possible à leur yeux que ce mouvement de vie fût inspiré par les forces du mal, comme l’insinuaient et même le criaient rageusement ses adversaires. C’était bien au contraire le signe que Dieu était à l’œuvre et que le monde nouveau avait commencé d’advenir.
Ainsi a-t-il fallu que les liens que les apôtres et les disciples avaient tissés avec Jésus durant leur aventure commune fussent suffisamment forts et les aient impressionnés jusqu’à l’intime pour qu’ils ne craignent pas de proclamer avec force le message pascal. Pour eux, ce qu’ils avaient entrevu durant les jours terrestres du nazaréen devenait une évidence. Il n’est pas rare en effet qu’après la disparition d’un être aimé ses proches découvrent avec plus acuité des aspects de son existence dont ils n’avaient pas perçus auparavant toute la valeur et l’importance. Et tout se nouait dans leur conscience de disciples : le fils de Marie et de Joseph était tout à la fois le messie, le fils de l’homme, l’annonciateur du règne de Dieu et de la fin des temps et le ressuscité. Car Dieu n’avait pas pu laisser son fidèle parmi les fidèles au pouvoir de la mort. Celui dont on s’était débarrassé par le supplice de la croix était désormais vivant pour les siècles des siècles, et le dynamisme de vie qui l’avait animé lorsqu’il arpentait les routes de Palestine demeurait intact et pouvait produire les mêmes fruits.
Essai de signification pour aujourd’hui
Si nos textes évangéliques sur la résurrection de Jésus transmettent avant tout une conviction issue d’une expérience spirituelle, comment la formuler aujourd’hui ? On pourrait tenter de la résumer ainsi :
« Ce qu’a été Jésus en son temps – ses paroles et ses actes - demeure vivant au 21ème siècle, tout autant qu’il y a deux millénaires. Peuvent l’attester ceux qui se laissent inspirer par son message et sa pratique. Ce qu’ils reçoivent de son témoignage leur ouvre un chemin de vie. Ils en expérimentent la fécondité dans tous les secteurs de leur existence. Pour eux, aujourd’hui comme autrefois, la parole évangélique n’a pas vieilli d’une ride. Elle est toujours d’actualité et ne connaît pas les frontières. Elle est capable de transformer les cœurs, de remettre debout les estropiés de l’âme, de stimuler la fraternité envers les plus démunis, d’aiguiser la conscience de l’essentiel, de provoquer chacun à écouter en ses profondeurs la Voix qui invite à l’authenticité. »
On le voit, la formule « Jésus est ressuscité » n’appelle pas à copier ou à imiter Jésus, mais à inventer un style d’existence dans l’esprit même qui l’animait.
Si Jésus n’est pas ressuscité corporellement, notre foi est-elle vaine ?
A la lecture de ce qui précède, ceux qui suivent St Paul à la lettre ne peuvent que répondre à la question par l’affirmative. Ils pourront également penser que je fais preuve d’une audace téméraire et prétentieuse en énonçant une interprétation différente de la doctrine officielle. Je le fais sans esprit de provocation en essayant seulement de faire part de mes interrogations et de mes convictions qui rejoignent celles de nombreux chrétiens et contemporains.
Si l’affirmation célèbre de St Paul dans la première lettre aux Corinthiens signifie que pour ces derniers il est vain de mettre leurs pas dans ceux de Jésus, puisque l’aventure de ce dernier s’est soldée par une mort définitive, cela veut dire que ce que Jésus a dit et fait au cours de sa brève vie publique, ce qui l’a conduit à être mis en procès par les autorités juives et exécuté par le procurateur romain n’a d’importance que référé à sa résurrection. Sans résurrection, sa vie, selon ce raisonnement, n’est qu’un échec. A quoi bon dès lors accrocher son destin à la parole et la pratique d’un homme définitivement mort et enterré ?
Ce raisonnement ne me convainc pas du tout pour deux raisons. La première, c’est qu’on ne possède aucune preuve de la résurrection de Jésus au sens où l’Eglise l’entend présentement, c’est à dire d’une manière réaliste, j’oserais même dire matérialiste. L’affirmation relève de la croyance. Il en de même concernant la foi en la résurrection des morts.
La seconde raison, c’est que même si Jésus n’a pas franchi les portes de la mort, la manière dont il a misé sa vie au nom de son Dieu sur des enjeux majeurs concernant la dignité des hommes reste une voie éminente d’humanisation, toujours d’actualité. Ses paroles et ses actes ne sont pas dévalorisés si sa vie s’est terminée au tombeau. J’entends l’objection : mais que faites-vous du témoignage de ses disciples hommes et femmes ? Certes, ces derniers croyaient fermement, avec les représentations qui étaient les leurs, que Jésus n’était pas resté prisonnier de la mort et que Dieu l’avait élevé auprès de lui. Mais n’est-il pas permis aujourd’hui, dans un autre contexte culturel, de réinterpréter les vieux textes évangéliques ? Nous l’avons vu, les récits de la résurrection n’ont pas la prétention de donner des renseignements d’ordre historique mais sont d’admirables compositions littéraires dont la vérité est hautement symbolique Alors, est possible une autre compréhension que celle des églises officielles. « Malgré et au-delà de sa mort, Jésus demeure vivant en raison de son témoignage exceptionnel, capable d’engendrer de la vie chez quiconque s’efforce d’accueillir son message et de le mettre en pratique. »
C’est ce que professent des chrétiens qui ne partagent pas la foi traditionnelle en la résurrection, et même des agnostiques et des athées. On peut être fasciné par les évangiles et l’aventure du nazaréen sans être un croyant « orthodoxe » ni même un croyant. « Jésus est pour tous », écrit Gérard Bessière dans un petit livre récent des plus savoureux. ( 2 )
J’ajouterai une ultime remarque : c’est qu’on peut entendre la formule de Paul d’une autre façon encore. « Si le Christ n’est pas ressuscité » peut vouloir dire « Si le Christ n’est pas re-suscité ( avec un trait d’union) à longueur de générations, c'est-à-dire, si son témoignage n’est pas sans cesse réactualisé, repris en compte, réinventé, recréé en des figures nouvelles et inédites, alors il ne sert à rien de se proclamer chrétien ». La formule en effet devient une coquille vide, un slogan usé. La phrase de Paul ne s’entend plus alors en référence à une espérance après la mort, mais en fonction des fruits que tout homme se réclamant de Jésus a la responsabilité de produire. Selon cette interprétation, il y a de quoi nourrir de sérieux examens de conscience chez les responsables des Eglises, chez tous les chrétiens et aussi chez ceux pour qui la figure de Jésus est synonyme de lumière pour l’humanité. Je suis de ceux-là. Il ne s’agit pas d’une tâche de facilité. Au contraire, c’est une œuvre exigeante qui appelle à s’imprégner de l’esprit du nazaréen pour l’incarner d’une manière multiple, mais toujours originale et inédite, dans le monde pluriel d’aujourd’hui.
Au bout du compte, que l’on croie ou non que le Christ est ressuscité d’entre les morts au sens classique de l’expression, l’essentiel ne serait-il pas de le re-susciter ici et maintenant, à longueur de siècles et dans toutes les cultures, pour que sa mémoire vivante reste un levain dans la lourde pâte humaine ? Plutôt que de se polariser sur des définitions dogmatiques invérifiables, on a là un champ d’action extraordinaire pour l’avenir de notre monde !
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( 1 ) Jésus devant sa passion, Marcel Bastin, Cerf (collection Lectio divina 92).
Comment Jésus a-t-il vécu sa mort ? H. Schuermann, Cerf (collection Lectio divina 93)
( 2 ) Jésus est à tout le monde, Gérard Bessière, Les amis de Crespiat ( La Grave, 46140 Luzech)
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