Libre opinion
La fraude mystique
de Marthe Robin
Dieu saura écrire droit
sur des lignes courbes
Conrad De Meester
Ed. du Cerf
416 pages - 22 €
recension Gilles Castelnau
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Michel Leconte, psychologue clinicien
Vous avez dit Marthe Robin
10 octobre 2020
Marthe Robin (1902-1981) était cette femme mystique catholique du village isolé de Châteauneuf-de-Galaure dans la Drôme, qui rassemblait des foules autour de son étonnante présence spirituelle : elle était paralysée et aveugle, ne se nourrissait que d’une hostie chaque jour et participait moralement et physiquement chaque vendredi, de façon très frappante, à la Passion du Christ : elle en portait les stigmates sanglantes sur les mains et le front.
Durant plus de 50 ans, 40 00 visiteurs sont venus chaque année prier près d’elle en pèlerinage, ont fait des retraites de cinq jours. Ils ont constitué autour d’elle le considérable mouvement des Foyers de la Charité : on en compte 75 répartis dans 44 pays.
Elle était entourée par le Père Faure, curé de la paroisse et le Père Georges Finet qui était son père spirituel.
A sa mort ce sont 4 évêques et 200 prêtres qui ont célébré son enterrement en présence d’une foule immense.
Le pape François l’a déclarée « vénérable » en 2014 et son procès de canonisation est en cours à Rome.
C’est ainsi que, dans le cadre du procès de canonisation, le Père Conrad de Meester, religieux de l’ordre des Carmes, docteur en théologie, l’auteur de ce livre, a été chargé en 1988 par l’évêque de Valence d’examiner les nombreux écrits de Marthe Robin. Il s’en est acquitté de la manière précise et scrupuleuse dont seul un moine est capable et il en a tiré le livre que voici.
Il s’est peu occupé de la manière dont Marthe pouvait subsister sans manger, ni de la réalité de ses stigmates. Il s’est intéressé à la manière dont elle pouvait se lever la nuit pour écrire ses nombreuses lettres alors qu’elle se disait paralysée. Il a aussi analysé sa cécité prétendue. Il en parle dans son livre.
Mais il s’est surtout préoccupé des nombreux plagiats qu’il découvre dans les écrits de Marthe : Marthe copiait ou apprenait par cœur des exclamations émanant de la mystique catholique traditionnelle, se les appropriait et prétendait qu’elles émanaient de sa propre spiritualité.
Il en résulte le visage d’une femme imbue de sainteté, incontestablement imprégnée du sacré qu’elle avait découvert dans la vie des grandes saintes et qui a consacré sa vie entière dans le dénuement le plus total à en donner frauduleusement l’image.
Incontestablement les conseils religieux dont elle abreuvait ses visiteurs les émerveillait. Et il est frappant de constater que l’énorme rassemblement que ces paroles apprises par cœur provoquait autour d’elle ainsi que sa - fausse - paralysie et son – apparente – cécité ne dépendaient pas de leur authenticité mais de l’émotion qu’elle réussissait à susciter chez ses nombreux pèlerins.
Le lecteur pourra s’interroger sur la signification et la valeur humaniste d’une telle conception de l’existence.
Voici des passages de ce livre.
Introduction. Les lignes courbes
Marthe Robin a laissé beaucoup d’écrits. De genres différents. Journaux spirituels, notes intimes, un volumineux récit sur la Passion du Christ, des poésies, des prières, des lettres...
Jusqu'à sa paralysie, en 1929, les écrits de Marthe ont été rédigés par elle-même, puis, par la suite, réputés avoir été dictés à des secrétaires. On garde d'elle également les paroles et prières qu'elle a pu proférer au cours des « Passions »
hebdomadaires qu'elle a connues durant cinquante ans. On les connaît grâce aux compte rendus de ses directeurs spirituels : le père Léon Faure, dès 1928 ; puis le père Georges Finet, à partir de 1936.
Le titre de cet ouvrage est cependant clair. Il renvoie à un cas de fraude mystique. L'emploi même d'une telle formule exige que je m'en explique.
Marthe était bien sûr handicapée, mais pas paralysée au point d'être incapable de quitter son lit et n'était donc pas forcément clouée jour et nuit à son grabat. Marthe souffrait sans doute d'une mauvaise vue, mais n'était pas aveugle comme elle l'a pourtant déclaré en 1942 devant une commission médicale à laquelle assistaient son évêque et son père spirituel. Marthe n'a pas dicté l'essentiel de ses écrits, en grande partie datés d'avant 1942, à des secrétaires, mais
dans leur plus grand nombre les a portés sur le papier de sa propre main, adoptant alors presque parfaitement - diverses graphies afin de cacher la véritable identité du copiste.
C'est par ses écrits que je suis entré dans le monde de Marthe. Soit plus de 4 000 pages dactylographiées que l'on m'a demandé d'examiner au cours de la phase diocésaine du procès en vue d'une éventuelle béatification.
Marthe s'appropriant de nombreux textes d'autrui
J'ai choisi le Christ-Jésus
Quelle ne fut ma surprise lorsque je tombai un jour sur la biographie de Madeleine Sémer (1874-1924), la « convertie »
de la Grande Guerre, ouvrage publié en 1923, où je reconnus une similitude frappante avec les affirmations de Marthe sur sa propre évolution spirituelle que j'ai reproduites ci-dessus, y compris le beau texte que j'avais été fier de citer dans mon homélie radiodiffusée comme étant une expression éminente de Marthe.
J'invite le lecteur à lire la biographie de Madeleine Sémer. Je reproduirai en caractères gras les mots de Sémer qui de
façon littéralement identique reviennent dans le témoignage de Marthe, et en caractères italiques les mots de Madeleine
Sémer équivalents ou partiellement utilisés par Marthe. Dans mon Rapport pour Rome, j'avais, en 1988, déjà utilisé cette méthode - plus tard adoptée par les publications du Foyer pour signaler les formulations ou les passages des autres auteurs que Marthe avait en silence tressés dans ses écrits, les laissant apparaitre comme des textes de son inspiration.
Pareille formule, claire et pratique, sera utile pour démontrer ce qui vient de l'inspiration personnelle de Marthe ou ce qui est copié d'un autre auteur.
Entre crochets je donnerai le sigle de la source, ici MS pour évoquer Madeleine Sémer, sigle suivi de la page du livre imprimé.
Que le lecteur veuille donc bien retenir cette méthode que j'utiliserai par la suite : caractères gras pour indiquer
ce qui est un emprunt littéral fait par Marthe ; caractères italiques pour ce qui est un emprunt partiel ou équivalent de Marthe ; caractères normaux pour ce qui est propre à Marthe. Lisons.
Qu'y a-t-il de plus vrai, de plus beau que le dogme ? [...] J'ai voulu le Bien par sa grâce : j'ai trouvé Dieu. J'ai choisi le Christ comme maître et un jour, à ma prière, je l'ai reçu comme le Verbe incarné, époux des âmes, vivant en elles. Avec sa vie j'ai connu la Trinité Sainte, la beauté de l'Église, la Vierge immaculée et tous les Saints. Sans que j'y aie pensé, un beau jour je me suis sentie fille et protégée de Saint Joseph. Et voilà comme toutes les révélations se succèdent chez moi dans l'ordre qu'elles ont eu dans le monde et l'Eglise... Ah ! j'aimerais faire de la théologie pour pénétrer un peu dans la profondeur des mystères ! Il est vrai qu'une heure de contemplation est plus féconde que l'étude.
[...]
Que l'évolution intérieure, spirituelle, personnelle de Marthe Robin, même limitée à ses grandes lignes, se soit réalisée dans une « succession », d’illuminations identiques à celles de Madeleine Sémer, dans le même « ordre » que chez celle-ci, est tour à fait improbable, disons-le, simplement impossible.
Vraiment, tout cela au service de son « Père spirituel »
Le 27 juin 1932, Marthe informe son directeur, Léon Faure, d'une nouvelle expérience très intense. Mais quel en est le degré d'authenticité ? Tout l'essentiel de « ce matin » est de nouveau calqué sur le « je », le « me » et le « mon » de Madeleine Sémer. Le « Père » spirituel auquel elle s'adresse ne peut penser que sa dirigée n'a pas originellement vécu ce qu'elle partage.
Lisons Marthe, écoutons Madeleine...
Père, j'ai eu ce matin un moment de beauté d'amour, comme jamais encore. Je sentais mon âme s'ouvrir en Dieu comme une fleur. Il me semble que par l'intelligence je la voyais. L'intérieur de mon âme s'ouvrait comme un vase, ou plutôt en une corolle immense, et la rosée du ciel, l'amour me pénétrait jusqu’aux os... Je ne peux pas dire, mais je pleurais de joie. Cet amour est au-dessus des paroles maintenant, mais alors que de tendresse et d'amour exprimés et échangés dans la douceur et l'intimité de l'union ! [MS 226] Quelle action de grâce ensuite ! Quelle ferveur! Mon âme s'exhale comme un parfum [MS 229].
Sans s'en rendre compte, croyant lire Marthe, Léon Faure écoutera une parole travestie - la parole de Madeleine.
Et combien de fois, Marthe aura recours à cette tactique... Si elle avait encore expliqué sa façon de procéder, on aurait peut-être compris son intention er son langage.
La mystérieuse « secrétaire »
La « secrétaire » introuvable
Mais ce n'est pas tout. Nous l'avons vu, même après le 2 février 1929, Marthe a continué à fréquenter quantité de livres. Or selon ses propres déclarations, paralysée des quatre membres, elle ne pouvait pas manipuler les ouvrages, les ouvrir, en tourner les pages et les remettre de côté. Aussi lui fallait-il des lectrices. Ces « secrétaires » pouvaient ainsi et selon les moments soit faire la lecture à haute voix, soit, à d'autres, consigner les textes que Marthe dictait.
Est-ce la mère de Marthe qui servit de secrétaire ? Mais Madame Robin devait sans doute faire le ménage, préparer les repas pour toute la famille, recevoir éventuellement les visiteurs, et, au besoin, aider à la ferme. De plus, nous
connaissons son écriture... Ce n'est pas elle...
J'ai donc à mon tour comparé les graphies, interrogé et cherché attentivement l'identité des secrétaires possibles. Mais en vain.
Les péripéties d'une écriture
En travaillant sur les pages écrites « de » Marthe, confronté au mystère des secrétaires impossibles à identifier, j'ai
prêté beaucoup d'attention aux textes qu'elle avait rédigés avant sa paralysie et qui sont dûment datés. Ainsi sa volumineuse correspondance avec Madame Delatour dans les années 1920, dont il faudra reparler. J'y ai remarqué par exemple les fautes d'orthographe qui, chez Marthe, revenaient avec une régularité exemplaire ; son usage particulier des accents et de la ponctuation ; sa manière de disposer de la feuille de papier, de former les chiffres, d'espacer ses mots et même les caractères au-dedans d'un mot ; bref, son graphisme et ses habitudes propres.
Étudiant les « écritures » des « secrétaires inconnues » de Marthe, j'ai rapidement appris à les reconnaître, non par leur
nom civil et leur visage, mais par leur façon de calligraphier. Par exemple, on peut écrire grand, petit, ou moyen ; écrire
droit, pencher à gauche ou à droite ; la dernière lettre d'un mot (par exemple a, n, e peut offrir une queue (une « finale ») courte ou plus longue, soit en montant, soit en descendant. La hampe elle-même (c'est-à-dire la ligne verticale dans des lettres comme b, d, f, h, k, l, t) peut être droite ou inclinée à droite ou à gauche. Et les boucles, dans des lettres comme b, d, f, g, j, p, q, p, peuvent être grandes ou petites, se fermer ou rester ouvertes, rejoindre oui ou non la ligne de base.
Différentes « écritures-sœurs » d'une même personne
Collationnement et particularités
Une particularité : l'omission commune du point
sur le j minuscule
Selon la règle, on met un point sur le i et sur le j. Celui qui écrit peut le mettre sur l'une des deux lettres (soit le i, soit
le j), tout en négligeant de le faire pour l'autre. En étudiant les autographes ici reproduits, j'ai remarqué que, curieusement, tous les cinq rédacteurs omettaient le point sur le j. J'ai donc contrôlé minutieusement
[…]
En résumé: dans ces lettres, toutes les cinq secrétaires ont en commun l'habitude d'omettre le point sur le j. Ce sont des réflexes irréfléchis, incontrôlés, mais de ce fait peut-être révélateurs.
Qui est cette « secrétaire » introuvable, sinon Marthe elle-même ?
Tant de convergences, les unes d'une valeur suggestive, les autres d'une valeur décisive, prouvent que les cinq différentes écritures appartiennent à une seule et même personne. Il ne s'agit pas de cinq secrétaires différentes, mais d'une seule, qui doit avoir eu ses motifs pour cacher son identité en variant son écriture
[...]
Bien sûr, du vivant de Marthe, la comparaison des écrits n'était pas possible : ses lettres étaient dispersées et envoyées un peu partout en France comme à l'étranger et ses diverses compositions restaient cachées dans des armoires. Mais après sa mort, surtout lors de l'ouverture du procès en vue d'une cause de béatification, on a recherché et retrouvé des centaines de pièces que l'on peut amplement aujourd'hui étudier.
Reconstitution
Le « Rapport médical » inachevé
Trente-neuf ans plus tard…
Le 6 février 1981, on la retrouva morte. Par terre. Allongée au sol, perpendiculairement à son lit qu'elle avait quitté.
À ses pieds... des chaussons.
Chaussons que personne parmi ses assistantes n'avait jamais vus et dont aucune d'entre elles, ni personne d'autre d'ailleurs, n'avait même soupçonné l'existence.
Les « passions » extatiques de Marthe Robin vues et annotées par le père Finet
La stigmatisée de la Drôme a été comparée par certains à François d'Assise, Catherine de Sienne, Véronique Giuliani, Catherine Emmerich, Thérèse de Lisieux, Thérèse Neumann, et plus tard à Padre Pio de Pietrelcina. La majorité des visiteurs connaissent Marthe comme une grande souffrante pour le salut du monde et la conversion des pécheurs, clouée à son grabat et cachée dans l'obscurité presque totale d'une petite chambre.
Mais la quasi-obscurité, qui est à sa demande obligatoirement maintenue dans son alentour afin d'épargner ses « yeux souffrants » et déclarés si vulnérables, est très utile à Marthe pour cacher les occupations secrètes auxquelles elle se livre de préférence le soir, la nuit ou de bon matin - ou les lendemains de ses « passions » hebdomadaires, lorsqu'elle se remet de la « souffrance de la veille » et que les visiteurs ne sont pas admis.
C'est en ces heures et ces jours que Marthe déploie sa grande activité de lectrice, de correspondante, d'écrivain - des activités ignorées de tous. Sa vraie vie intérieure demeure ainsi ceinte d'une épaisse muraille de silence qui la protège de tout regard.
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