Marcel Légaut
l’appel à vivre vrai
Ed. Golias 2020
18 €
Jacques Musset
12 mai 2021
Introduction
Ce que je dois à Marcel Légaut
J’ai rencontré Marcel Légaut en 1971 à un moment dans mon existence où je gisais sous les décombres. J’étais alors aumônier de lycée. Les événements de mai 1968 m’avaient fait découvrir les sciences humaines que sont la psychanalyse et la sociologie. Les connaissances que j’en avais reçues avaient chamboulé les bases sur lesquelles reposait mon identité, bases héritées de mon milieu d’origine, traditionnellement catholique, de mon éducation religieuse et de la pseudo formation philosophique, biblique et théologique dispensée au grand séminaire. Tout l’édifice de mon identité humaine, religieuse et sacerdotale se fissurait donc et des pans entiers de mes représentations sur l’homme, sur Jésus et sur Dieu s’effondraient les uns après les autres, sans que je puisse faire autrement que de le constater. En particulier, la majorité des textes du Nouveau Testament, à commencer par les Évangiles n’étaient plus pour moi recevables, en même temps que je croyais percevoir au cœur de cet héritage une source mais qui m’était inaccessible.
Je n’étais pas le seul dans cette situation inconfortable. D’autres collègues, aumôniers de lycée comme moi, affrontés au même décapage intime, s’interrogeaient et nous nous interrogions ensemble en tentant d’analyser ce qui nous arrivait et pourquoi nous ne pouvions plus revenir en arrière. Nous cherchions aussi à tâtons des voies de reconstruction de notre identité.
C’est dans ce contexte malaisé, mais dont je m’aperçois aujourd’hui combien il fut un tremplin de maturation, que je fis connaissance avec Marcel Légaut, en tombant par hasard sur son premier grand livre publié en 1970 : Introduction à l’intelligence du passé et de l’avenir du Christianisme suivi en 1971 par le second tome : L’homme à la recherche de son humanité. Ce fut un éblouissement. Je trouvais écrit noir sur blanc, à travers l’expérience spirituelle que livrait ce vieil homme inconnu, ce que je recherchais, ce que je pressentais, ce que je vivais déjà d’une certaine manière : à savoir que pour être et demeurer chrétien il est nécessaire de prendre en main, à ses risques et périls, la responsabilité d’inventer sa propre voie d’humanité, que c’est dans cette aventure du devenir soi que l’on peut percevoir quelque chose du mystère de Jésus et qu’inversement cette découverte du chemin de Jésus est une stimulation de sa propre maturation. Les perspectives qui en découlaient sur l’Église, vue comme une communion de communautés qui vivent dans cet esprit, m’enchantaient aussi.
Je crois pouvoir dire aujourd’hui que, de tous les êtres qui m’ont marqué spirituellement, c’est Légaut qui m’a engendré le plus à ce que je suis devenu et à ce que je deviens sans cesse. J’aime chez Légaut sa liberté de pensée, son inlassable préoccupation de vivre vrai afin de penser juste, sa recherche constante de cohérence entre le dire et le faire, son souci de partir de son expérience d’homme enraciné dans le réel de la vie quotidienne pour balbutier, comme dit Sulivan, « sa petite vérité de sa propre voix », son esprit critique toujours en éveil pour dépister en lui-même comme dans l’Église - et avec quelle lucidité - les facilités, les alibis, les perversions, les fausses évidences ! Simultanément, j’ai toujours aimé aussi chez lui son attention fraternelle aux êtres, son écoute attentive, son respect des cheminements, son humour souriant et malicieux, qui tempérait ou tâchait de surmonter les déceptions douloureuses.
Légaut a donc été et demeure pour moi un éminent père spirituel, le premier entre tous. Il m’a éveillé d’une manière puissante et permanente, par ce qu’il était et disait, à ma propre humanité, sans peser d’aucune manière sur la création de mon existence. Quand je lis et relis ses livres, j’y trouve toujours une source jaillissante, un ferment actif, une inspiration toujours nouvelle. Je ne magnifie pas Légaut d’une manière servile ni infantile, mais je sais la dette de reconnaissance que je lui dois et c’est pourquoi je tâche, à ma mesure et avec ce que je suis, de faire connaître sa démarche spirituelle dont j’ai l’intime conviction, pour l’avoir vérifiée, qu’elle peut rejoindre les attentes de nombre de nos contemporains, non seulement des adultes d’âge mûr mais aussi des jeunes adultes.
J’imagine qu’entre Jésus et ses disciples il y a eu une relation du même genre que celle que j’ai entretenue avec Légaut. Ils ont été les témoins d’un homme dont la passion de vivre vrai les a conquis et marqués en profondeur à tel point que, malgré leurs réactions mesquines et leur esprit un peu obtus, malgré aussi l’apparent échec de leur maître, ce que Jésus avait semé en eux se révélait irrémédiablement et définitivement enraciné en leurs terres intimes. De même, ce que Légaut a semé en moi par ce qu’il était et par ses paroles qui n’étaient que l’écho de son être, je le découvre chaque jour davantage enraciné en moi à un niveau de profondeur que je ne pouvais imaginer quand il était parmi nous. Puissé-je, à sa suite, devenir sans cesse un vivant et ne jamais me contenter d’être un simple vécu !
L’actualité de Marcel Légaut
La grande affaire de Marcel Légaut a été de rechercher incessamment à s’accomplir humainement à travers les diverses dimensions de sa vie singulière. C’est aussi la nôtre, celle de tout humain, qui ne se résout pas à traverser son existence en la subissant ou en s’en évadant. Cette quête essentielle travaille les hommes et les femmes depuis la nuit des temps. En effet, ils se posent génération après génération les inévitables questions : qui suis-je et que fais-je là dans un monde inconnu et si vaste ? Quel sens donner à ma vie affrontée à tant d’aléas et marquée par la mort inévitable ? Où le trouver ? Comment vivre avec les autres différents de moi, de sorte que chacun trouve sa juste place ? Comment s’organiser en conséquence ? Comment conjurer la violence si prête à se manifester en cas de conflits ?...
Ces interrogations étreignent les humains de siècle en siècle, et ceux-ci élaborent des réponses, des croyances et des règles qui les aident à vivre personnellement et collectivement. Au fur et à mesure que leur conscience s’aiguise et s’approfondit en tirant des enseignements de leur expérience individuelle et communautaire, se précisent pour eux les exigences de leur humanisation en tous domaines. Les diverses civilisations passées en ont laissé des traces remarquables qui montrent à quel affinement de réflexion et d’expérience elles étaient arrivées. Celles qui leur ont succédé, dont la nôtre, recueillent leur héritage mais poursuivent et prolongent la recherche. C’est d’autant plus vrai dans la modernité de notre époque.
En effet, si les hommes et leurs questions n’ont pas changé fondamentalement, il se fait que, depuis quatre siècles, le contexte culturel dans lequel ils vivent a considérablement bougé et il continue d’évoluer. Les découvertes scientifiques ont bouleversé leurs connaissances de l’univers, du vivant, de l’homme. Elles ont chamboulé leurs représentations et les ont obligés à repenser leur condition humaine à nouveaux frais. Ainsi a-t-on découvert qu’on attribuait à tort à la divinité la maîtrise de la nature, la conduite de l’histoire et le destin de chaque personne. En effet, la nature a des lois inflexibles, le cours de l’histoire est ce que les hommes en font, la destinée des humains n’est pas téléguidée du ciel ; si elle se meut à travers de multiples conditionnements, elle résulte de l’usage de leur liberté.
Du coup les doctrines traditionnelles des religions, s’exprimant dans les anciennes représentations, devenues périmées, ont perdu leur crédibilité au regard des humains actuels dont la vision du monde, la conception de l’histoire et l’idée qu’ils ont de leur autonomie sont aux antipodes des perceptions d’hier.
C’est dans ce contexte que nous vivons. C’était déjà celui de Marcel Légaut il y a plus d’un siècle. Élevé dans un christianisme classique soumis sans discussion aux enseignements doctrinaux de son Église catholique, il a accompli pour demeurer chrétien un renversement copernicien qui l’a conduit à repenser sa foi chrétienne dans son identité d’homme du XXème siècle marquée par les acquis scientifiques, y compris ceux des sciences humaines.
Il n’était pas le premier. A la fin du XIXe siècle et au début du XXe, des chrétiens éduqués dans les universités d’État tentèrent de réinterpréter l’héritage chrétien dans la culture moderne par exigence personnelle. De compétences diverses - historiens, exégètes, philosophes, théologiens et même politiques - ils s’efforcèrent de démontrer que la fidélité à la voie chrétienne issue de Jésus de Nazareth était de l’enraciner dans la modernité du temps, ce qui appelait un travail exigeant de déconstruction et de reconstruction. Ceux qu’on a appelés « les modernistes », Rome les a durement condamnés comme étant des hérétiques fieffés et s’est raidie dans sa position de conservatisme. Pourtant, ce sont eux qui avaient raison.
De brèves années plus tard, en 1918, le jeune normalien Marcel Légaut entrait à l’École Normale Supérieure. Dans la mouvance de son aumônier acquis à la nécessité de repenser la foi chrétienne dans la culture du temps, il commençait un cheminement orienté dans le même sens. Il lui fallait conjuguer et harmoniser sa formation scientifique et son identité de chrétien. C’est à cette œuvre qu’il consacra sa recherche jusqu’à sa mort avec une intégrité et une liberté sans faille.
La même préoccupation se pose à beaucoup de chrétiens aujourd’hui : comment se penser chrétien en partageant la culture moderne et ses représentations ; et à quelles conditions cela est-il possible ?
Marcel Légaut a ouvert une voie originale. Il n’est plus parti de conceptions sur Dieu qui semblaient aller de soi dans un monde de chrétienté et dont on tirait des conclusions sur la vie du monde et de l’homme. On sait maintenant que ce sont des a priori indémontrables. Pour lui, tout était à reconstruire à partir de l’expérience d’humanisation que l’homme fait de sa propre existence. C’était à ses yeux le seul terrain solide pour s’humaniser et à partir duquel se poser sérieusement la question de Dieu. Ce fut son propre chemin. Il ne s’impose à personne, mais il rend crédible l’approche du mystère de Dieu pour un homme de notre temps.
Est-ce à dire que le cheminement humain de Légaut n’ait rien à apprendre à ceux qui ne partagent pas sa foi chrétienne ? Pas du tout. L’exigence avec laquelle il s’est interrogé pour prendre en main son existence d’une manière responsable et la vivre d’une façon cohérente est une voie dont peut s’inspirer tout homme et toute femme qui aspirent à vivre vrai, à ne pas tricher avec eux-mêmes, et en conséquence à éprouver la joie de la fidélité à eux-mêmes. Ce fut la base de la vie spirituelle de Légaut, c’est le socle de toute démarche d’humanisation. On ne peut être chrétien, aimait à répéter Légaut, si l’on ne devient pas humain, mais ajoutait-il, on peut à l’inverse ne pas être chrétien et développer en soi une réelle qualité d’humanité. Personne n’en a le monopole.
C’est dans cette recherche commune d’humanisation, qui les élèvent et les transforment intérieurement, que les humains se rencontrent vraiment, s’apportent mutuellement, et ensemble s’engagent dans la construction d’un monde plus juste et fraternel. Leurs manières d’interpréter et de nommer leur expérience ne sont pas secondaires mais elles appartiennent aux singularités des uns et des autres.
Je dédie cet essai aux hommes et aux femmes qui sont en recherche de « l’accomplissement humain » de leur existence. L’expression est le titre originel du grand livre de la maturité de Marcel Légaut en 1970 qui fut hélas scindé en deux ouvrages par l’éditeur. Il est composé pour la plupart des textes par des conférences ou des articles que j’ai écrits depuis vingt-cinq ans. Que chacun puise dans la démarche de Légaut ce dont il a besoin pour avancer dans la sienne propre.
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