Le déni catholique
Comment s’en libérer ?
Jacques Musset
15 décembre 2019
Ce qu’on appelle déni en psychologie - c’est Freud qui l’a mis à jour - est un mécanisme inconscient de défense contre l’angoisse inspiré par la peur de faire face à une situation. Il se manifeste chez un individu par le refus de prendre conscience de cette situation, qui lui est impossible à reconnaître, tant elle bouscule ses repères, ses convictions, ses habitudes, son équilibre, ses compromissions. Une personne atteinte d’un grave cancer qui, en raison de sa santé détériorée, pourrait se rendre compte de ce qui la mine ne cherche pas immédiatement à savoir de quoi elle souffre ; elle peut même penser que c’est un mauvais moment à passer et s’installer dans ce déni. Personne n’est à l’abri du déni. C’est une protection psychologique, habituellement transitoire, qui normalement précède la prise de conscience de la réalité incontournable, étape éprouvante souvent mais nécessaire pour être assumée librement et positivement. Le déni peut être aussi collectif. Aujourd’hui des gens, malgré informations et signes évidents, vivent dans le déni de la crise climatique qui nous menace tous et le refus de penser que s’impose une nouvelle manière d’envisager, sans tarder, les façons de produire et de commercer. Quand le déni se prolonge indéfiniment et même se bétonne et se justifie, on entre alors dans la maladie et l’on s’y installe.
Dans le christianisme catholique actuel, ce phénomène de déni existe massivement, installé d’une manière chronique depuis des siècles. Puisqu’il est inconscient par définition, il n’est pas perçu par ceux qui y sont enfermés (la majorité des clercs, les évêques, les prêtres et les diacres, bien des théologiens et une partie des laïcs qui croient dur comme fer, sans l’ombre d’un doute, ce que leurs responsables leur enseignent). Cependant ce déni est d’une évidence criante pour les chrétiens qui ont pris peu à peu ou soudain conscience des conditionnements inacceptables, dans lesquels on les maintenait depuis leur tendre enfance et qui les enserrait comme dans une camisole de force, même garnie intérieurement de velours.
Déni, mais de quoi au juste ?
De cette réalité simple que le système doctrinal et moralisant, la structure cléricale du catholicisme, tels qu’ils s’affichent officiellement depuis quatre siècles, n’ont pas grand-chose à voir avec l’héritage laissé par Jésus. N’en déplaise au pape Jean-Paul II qui les a solennellement authentifiés comme la norme de la foi chrétienne dans son Catéchisme Catholique de 1992. Les responsables catholiques ne semblent pas avoir pris conscience en effet que, depuis le XVIe siècle jusqu’à nos jours, les découvertes scientifiques de toute nature, en astrophysique (Copernic, Galilée), en physique (Képler, Newton), en paléontologie (Darwin), en psychanalyse (Freud), en philosophie (Descartes, Kant, Nietzche), en économie (Marx), en exégèse (l’oratorien Richard Simon maltraité par Bossuet), pour ne parler que des personnalités les plus connues, ont ruiné les représentations traditionnelles catholiques concernant le monde, l’origine et la vocation de l’homme, les langages et les représentations sur Dieu et Jésus. Le progrès des connaissances qui n’a cessé de se développer jusqu’à nos jours en confirme la péremption. C’est là le drame actuel du catholicisme institutionnel. Les justifications classiques invoquées à partir de citations de l’Écriture, comprises de façon littérale et de la croyance que les clercs sont de par la volonté du Christ les interprètes patentés de sa pensée et de sa volonté, ces raisons ne tiennent plus la route aux yeux de l’homme moderne.
Mais le déni n’en persiste pas moins. Tant qu’il est installé dans les têtes sous le poids d’un surmoi massif hérité d’une formation-dressage, ceux qui en sont atteints repousseront énergiquement les doutes qui pourraient s’y glisser subrepticement, en les considérant comme des tentations diaboliques. Comment s’étonner de leurs réactions dans la mesure où elles traduisent leurs peurs inconscientes de voir bousculées et même peut-être s’écrouler leurs croyances sécurisantes, et pour les responsables religieux le risque de se voir dépossédés de leur pouvoir sacralisé ?
À vue humaine, rien ne laisse penser à un déverrouillage dans les temps qui viennent. L’Institution catholique, qui prend des allures de citadelle assiégée par les soi-disant forces de désintégration du monde sécularisé, s’emploie plutôt à renforcer ses défenses. Elle affirme ses croyances haut et fort, elle pourfend les questionneurs, les objecteurs, les déviants, comme des gens de peu de foi minés par la modernité raisonnante ; elle se recroqueville sur les troupes restantes et les galvanise pour défendre la sainte vérité de toujours !
Des chrétiens prennent le large
Cependant, depuis des années, une partie notable des chrétiens, qui ont ouvert les yeux sur l’enfermement dans lequel on les tenait, ont pris le large sans pour autant jeter le bébé avec l’eau du bain. Sans que l’on puisse les compter, un certain nombre, disséminés souterrainement à travers la France, l’Europe, le monde, ont découvert que le cœur du christianisme résidait dans la personne de Jésus de Nazareth, son enseignement et sa pratique libératrice, et qu’être chrétien c’était se laisser inspirer par l’esprit qui l’animait, pour l’actualiser d’une manière inédite et multiforme dans les divers aspects de leur vie, conscients, comme l’écrit le poète René Char, que « l’impossible nous ne l’atteignons pas mais il nous sert de lanterne. »
Le déni est-il irrémédiable ? Il ne faut jamais désespérer de quelqu’un, fût-ce de membres de la cléricature. Il arrive que des gens blindés dans des vérités, soi-disant immuables, laissent filtrer en eux des interrogations et que, loin de refermer la porte des questions, ils la laissent s’entrebâiller et se mettent à réfléchir. Qu’est-ce qui descelle le béton des certitudes ? Les raisons apparentes sont diverses selon les personnes. Mais ne peut-on pas penser que leur démarche, avant de se manifester consciemment, était déjà secrètement en route au plus intime d’elles-mêmes, issue d’une insatisfaction persistante de leur état ou d’un secret appel à faire la vérité avec eux-mêmes ?
C’est alors que s’ouvre la voie du discernement personnel, alimenté par la recherche personnelle et/ou les échanges avec d’autres chercheurs et des devanciers qui témoignent d’un christianisme crédible.
Nécessité de déconstruire
Ceux et celles qui empruntent ce chemin ne peuvent éviter un travail de déconstruction et de déblaiement. Ils s’aperçoivent que l’imposante doctrine dogmatique sur Jésus, Dieu, l’homme ne remonte pas à Jésus. Elle a été construite de toutes pièces dès les premiers siècles. Déjà les quatre évangiles sont quatre interprétations de l’événement Jésus marquées par la culture, les questions, les problèmes des communautés où ils sont nés. À partir du deuxième siècle, le christianisme, se développant dans le monde grec, s’est pensé dans sa culture singulière, ses représentations, son langage codé de personne et de nature, étrangères à la culture juive. Et de fil en aiguille, à force de vouloir tout préciser en concepts, on en est arrivé, au cours des premiers conciles des IVe-Ve siècles, à définir des dogmes, c’est à dire des vérités qu’on a considérées depuis lors comme immuables sur Jésus le Fils unique de Dieu et sur la Trinité, Dieu unique en trois personnes distinctes, le Père, le Fils et le St Esprit. Désormais la foi catholique officielle est fermement scellée par ces dogmes, en tous les lieux où elle serait annoncée. Face à cette découverte, les chrétiens modernes, vivant dans un tout autre monde, ne reprochent pas à leurs devanciers leur langage de foi mais ne peuvent accepter que ce soit le leur, parce que immergés dans une tout autre culture, forgée par les grands penseurs de la modernité dont nous avons déjà parlé. Ils ne peuvent que la relativiser. Leur fidélité à Jésus n’est pas répétition de dogmes situés dans le temps mais actualisation à nouveaux frais de ses paroles et de ses actes. Quelle stimulante aventure de faire advenir à son époque le monde nouveau initié par Jésus mais riche de nouvelles couleurs et harmoniques !
Mais ils ne sont pas au bout de leurs découvertes. L’histoire et l’étude exégétique des textes évangéliques leur apprennent que Jésus n’a jamais institué le corps clérical des évêques et des prêtres, ni mis à leur tête un pape. Les premières communautés chrétiennes s’autogéraient « démocratiquement ». Ce n’est qu’au cours du deuxième siècle que tel membre des communautés grandissantes a « pris le pouvoir » et qu’est apparue l’institution des épiscopes (d’où vient le mot évêque), un seul par communauté, revendiquant d’être la présence du Christ au milieu des chrétiens et de ce fait le seul interprète de la foi chrétienne véritable et le président de la seule eucharistie authentique. Ainsi est né le système clérical pyramidal qui n’a fait que se développer et se renforcer, en se justifiant par de faux arguments tirés des évangiles. Ce qui a creusé un fossé entre les clercs et le peuple des chrétiens, la différence entre eux n’étant pas de degré mais de nature. Qui prend conscience de ce hold-up historique de la responsabilité de la communauté chrétienne, au profit de la caste sacerdotale sacralisée, ne peut le ressentir que de façon insupportable, d’autant plus qu’il connaît les méfaits de l’autoritarisme clérical non seulement dans le passé mais dans le présent. Cet autoritarisme pervers n’a pas ses racines dans la mauvaise volonté des clercs mais bien dans un système institué et sacralisé. On comprend que les évêques et les prêtres perdent leur crédit aux yeux de beaucoup, en prétendant parler au nom de tous les chrétiens et revendiquer la place du Christ à la messe.
Retrouver le cœur du christianisme
Ce chantier de déconstruction, pour nécessaire qu’il soit, n’a pour but que de laisser apparaître « la substantifique mœlle » du christianisme, ce que le théologien Joseph Moingt appelle L’esprit du christianisme ( 1 ) , débarrassé de certaines « déviations » introduites au fil du temps et de vieilleries anachroniques. On ne met pas du vin nouveau dans de vieilles outres. C’est aussi l’ambition de l’ancien évêque anglican des USA, John Spong, qui a consacré sa vie de prêtre et d’évêque à éveiller ses paroissiens puis ses diocésains à une foi chrétienne délestée des représentations de Dieu, de Jésus, de l’homme, que depuis quatre siècles les découvertes scientifiques de toute nature ont rendues totalement périmées. Ce dernier plaide pour un christianisme d’avenir ( 2 ), enraciné à la fois dans la lecture critique de la Bible et des évangiles (à mort le fondamentalisme !), actualisé dans la culture de notre temps et vécu en pleine pâte humaine. Il en ressort un visage de Jésus habité par une exigence intime qui le sollicite à promouvoir l’humain chez ses compatriotes, là où cet humain est oublié, nié, bafoué, marginalisé. C’est dans cet engagement qu’il fait l’expérience de Dieu dont le mystère est inconnaissable, car pour lui, comme pour les prophètes ses devanciers, le lieu de Dieu est celui où s’expérimentent l’amour, l’authenticité, le combat pour la justice, l’honnêteté avec soi et avec autrui, bref avec tout ce qui enrichit, approfondit, stimule, éveille, guérit les vies humaines. Il n’est pas étonnant que, dans cette perspective, la meilleure manière pour l’homme de rendre gloire à Dieu c’est de s’investir dans cette démarche d’humanisation aux multiples facettes. La prière en ce sens est de l’ordre du recueillement qui cultive la disponibilité de l’homme à la cause de Dieu qui est celle de l’homme.
S’ouvrir sans a priori aux questionnements
Se dégager de la tutelle du système catholique doctrinal, clérical et moralisant, n’est pas une mince affaire, lorsqu’on l’a subie ou que l’on continue de la subir passivement. Ce n’est pourtant nullement impossible. La clé qui ouvre les possibilités du changement ne réside-t-elle pas, en ce domaine comme dans les autres, dans l’interrogation essentielle que tout humain devrait se poser sans a priori : ce à quoi j’adhère, qui m’a été légué par mon éducation, qu’est-ce que cela vaut ? Sur quoi cela repose-t-il ? Que valent les arguments avancés ? Est-ce croyable au vu de mes exigences critiques légitimes ? Se poser ces questions est à l’honneur de celui ou de celle qui les prend au sérieux et qui s’engage sur la voie de la recherche. Il prend sa vie en main. Ce chemin ne mène jamais à des impasses, même s’il est exigeant et peut se montrer laborieux. « Qui fait la vérité vient à la lumière. »
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Notes
1 • C’est le titre de son dernier livre-testament, Temps présent, 2018.
2 • C’est le titre de son ultime livre, Karthala, 2019. Quatre des livres de John Spong ont été déjà traduits en français : Jésus pour le XXIe siècle, La Résurrection, mythe ou réalité, Sauver la Bible du fondamentalisme, Né d’une femme. Les prochains 2e semestre 2020 : Le quatrième évangile, récits d’un juif devenu chrétien, et, Lettres de Spong, letre à des chréiens qui doutent et son en recherche. Tous sont édités chez Karthala.
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