Alors, on fait le vide ?
Jacques Musset
16 septembre 2019
Il y a quelques jours, alors que je déverse à la déchetterie intercommunale des déchets végétaux issus de la taille des arbustes entourant notre potager, mon voisin qui se livre à la même tâche me lance : « Alors on fait le vide ! ». Pourquoi cette parole apparemment banale m’a-t-elle fait réfléchir sur le chemin du retour ? C’est qu’elle exprime en réalité une des lois fondamentales de la Vie en tous ses domaines et toutes ses manifestations. Sans la pratique du vide, pas de vitalité.
Dans l’univers végétal apprivoisé
Sans émondage régulier, fruitiers et arbustes se développent d’une manière anarchique et, d’année en année, la sève printanière au lieu de s’investir en quelques branches se disperse et s’épuise inutilement dans une infinité d’autres. Les vignerons le savent qui taillent sévèrement leurs ceps de vigne en y laissant seulement un rameau duquel naîtront d’autres rameaux qui porteront la vendange future. Les arboriculteurs pratiquent de même la taille de leurs pommiers, poiriers, cerisiers, pruniers et abricotiers en vue de récoltes plus abondantes et de meilleure qualité... Il en va ainsi partout où la nature est domestiquée : dans les parcs municipaux, les allées d’arbres dans une ville, les haies le long des rues... Rien de plus désolant qu’une vigne abandonnée où s’entremêlent dans un fouillis désordonné les sarments stériles ou qu’un pommier laissé pour compte dans un coin de champ et menacé par les assauts du gui parasite. Oui, faire le vide est nécessaire pour que la vie s’intensifie et s’épanouisse dans l’univers végétal apprivoisé.
Dans l’existence de chaque humain
Mais cela vaut tout autant pour chaque individu. Pour croître en humanité, nous les humains devons nous délester à longueur de vie de ce qui nous encombre, nous alourdit inutilement, nous paralyse, nous statufie, nous condamne à l’immobilisme. S’il n’y a pas de vide dans nos existences, il ne peut y avoir de mouvement, d’évolution, de changement. Pour nous le rappeler, Françoise Dolto part de l’expérience du jeu du « pousse-pousse ». « Le pousse-pousse est un rectangle dans lequel figurent les lettres de l’alphabet inscrites sur de petits carrés mobiles. L’ensemble revêt l’aspect de mots croisés. Mais il y a un vide, il y a un carré vide, sans lettre, un trou, une absence, un manque de lettre, un manque de carré. Grâce à ce vide, à ce manque, on peut bouger les autres lettres, une à une et ainsi former des mots. Grâce à ce vide, ça fonctionne. Tout le jeu de pousse-pousse, fonctionne autour de ce manque. Il en est de même pour nous. »
Pour Françoise Dolto, ce vide, ce « jeu » laissé en nos existences au cœur de nos occupations et préoccupations, est la marque du désir de nous humaniser sans cesse. Encore faut-il le maintenir vide pour qu’il y ait en nous possibilité d’un déplacement intérieur vers un surcroît d’humanité. Sinon nous piétinons et nous installons dans nos habitudes, nos a priori, nos façons figées de penser, de regarder le monde et les autres, en dépit des illusions que nous pouvons cultiver. On peut en effet bouger, s’activer, dépenser beaucoup de salive et d’énergie sans évoluer intérieurement, sans grandir ni nous approfondir humainement.
De quoi faut-il donc nous désencombrer pour garder en nous la capacité d’admirer, de nous ouvrir à l’inconnu, de consentir à l’imprévu qui dérange, de faire de tout événement et situation, même éprouvants, un tremplin de maturation, une occasion de découverte, de remise en cause, d’apprentissage de l’essentiel ? A chacun de voir ce qui peut ensabler, embourber en lui ce vide pourtant salutaire. Des attachements désordonnés ? Des addictions ? La peur des questionnements ? Un enlisement dans le train-train quotidien au long des mois et des années ? Le refus systématique de tout changement considéré comme un danger ? L’angoisse de perdre ses sécurités et d’être entraîné vers un inconnu dont on ignore vers quoi il conduit ? Cela concerne tous les domaines de l’existence, y compris celui de la foi religieuse. Malheur aux âmes habituées, écrivait Péguy !
A chacun d’entretenir en soi le vide intérieur, cette disponibilité de l’esprit et du cœur à s’interroger sur son fonctionnement, cette lucidité à ne pas se mentir à soi-même et à dépister les faux-semblants et les paresses, cette curiosité sur les manières de vivre et de penser autres que la sienne et y prendre ce qui nous convient, ce courage pour entreprendre les ajustements voire les déplacements qui s’avèrent nécessaires pour « penser juste et vivre vrai »... Les occasions de cultiver en soi ce vide intérieur sont multiples : s’accorder un temps de recueillement chaque jour, pratiquer une marche régulière qui rend à l’esprit sa liberté de vagabonder, pratiquer le débat, tirer profit des remarques d’autrui, prêter attention à ses propres fragilités, faire preuve d’humour vis-à-vis de soi-même...
Pratiquer cette ascèse du vide intérieur ne va pas sans difficulté. Spontanément nous aimons que tout soit en place dans nos vies, nous affectionnons que les choses se déroulent comme nous le souhaitons, nous renâclons lorsque la réalité remet en question voire bouleverse nos projets, notre organisation, nos conceptions. Si notre existence est coulée dans du béton précontraint, nous risquons de stagner dans l’impasse en nous réfugiant dans le déni, la révolte et, pour finir, dans l’amertume ou une nostalgie chronique. Par contre, si nous ne sommes pas barricadés en nous-mêmes, un mystérieux travail d’appropriation de la réalité pourra s’accomplir en nos profondeurs, non sans épreuve car il faut lâcher quelque chose mais qui se soldera par un sentiment d’enrichissement, d’accomplissement, d’ouverture... De plus nous expérimenterons notre capacité intérieure de faire face – ce dont nous doutions -, ce qui augmentera notre aisance à réagir à d’autres événements et situations imprévus, inconnus, déconcertants. C’est en cela que consiste la démarche d’humanisation proposée par Marcel Légaut, qu’il a expérimentée dans sa vie mouvementée avant de l’exposer dans ses conférences et ses livres.
Pour revitaliser les groupes humains
Enfin, « faire le vide » concerne aussi la vitalité des groupes, quelle que soit leur nature et leur fonction. Toute collectivité, petite ou grande, ne demeure vivante qu’en se renouvelant, en s’adaptant, au gré des évolutions chez ses membres, des événements nouveaux qui obligent à des révisions, des reconversions, des réorientations, et cela au nom même d’une volonté de fidélité à l’esprit des fondateurs. Le pire des infidélités, c’est la répétition de formes historiques qui ne sont plus en phase avec les réalités du moment. Le résultat est un suicide plus ou moins rapide, par déconnection avec la réalité humaine dans laquelle on vit.
Aucun groupe humain n’est à l’abri d’une telle dérive. Un syndicat, un parti politique, un gouvernement, une association, un pays, une Eglise peuvent être minés de l’intérieur en perdurant dans des modes de pensée, des organisations, des fonctionnements qui pourtant ne correspondent plus à la culture du temps et aux prises de conscience des citoyens et des croyants. Ceux-ci, devenus davantage lucides et critiques, n’accordent plus de crédit à certains discours et modèles d’hier qui persistent. S’y accrochent notamment ceux qui craignent de perdre leur pouvoir et de s’aventurer sur des chemins inédits. Ils campent sur le connu. Ils ressassent les certitudes du passé. Ils font du sur place.
A l’opposé, certains de ces groupes conscients que le monde a changé, qu’il n’est plus possible de penser et de fonctionner comme par le passé, qu’il est dangereux de s’y enfermer et même qu’il y a urgence à opérer les changements nécessaires, consentent à abandonner conceptions et pratiques révolues, redéfinissent leur rôle et inventent des manières nouvelles et adéquates de le tenir. Ce sont ces groupes qui ouvrent un avenir vivable aux habitants de notre monde sur les plans économique, culturel, social et religieux. Bousculant les sacro-saintes habitudes, ils sont objet de méfiance de la part de ceux qui veulent les maintenir, mais peu à peu ils gagnent en crédit auprès d’une partie de la population acquise à la nécessité des changements ; celle-ci soutient de plus en plus leurs initiatives dont elle se fait partie prenante. Mais le chantier est immense.
Une exigence incontournable
« Faire le vide » se révèle donc une loi du vivant soumis à longueur de temps aux multiples changements qui l’affectent et qui le sollicitent à s’adapter, à se renouveler, à croître en qualité, sous peine de s’atrophier, de dépérir, de dégénérer. Il ne s’agit pas d’un choix dont l’homme pourrait se dispenser. C’est une exigence, condition nécessaire du surgissement de la vie dans la nature cultivée, dans l’itinéraire de chaque humain et dans le fonctionnement de tous les groupes humains. Si faire le vide, c’est renoncer, sans ce renoncement aucune vie nouvelle ne peut jaillir.
N’est-ce pas le sens des paroles de Jésus : « Qui veut sauver sa vie la perdra mais qui perd sa vie la gagnera », « On ne met pas du vin nouveau dans de vieilles outres, mais dans des outres neuves sinon les vieilles outres éclateront et le vin sera perdu ». « Laissez les morts enterrez les morts ». A longueur de pages dans les évangiles, Jésus appelle à lâcher du lest par rapport à ce qui encombre, est mort, a fait son temps. Ce n’est pas du masochisme ; au contraire c’est une attitude indispensable si l’on veut devenir un vivant véritable. Cela coûte certes, car la tendance spontanée de l’humain est de s’agripper. Mais qui s’aventure sur cette voie – et chacun de nous a pu l’expérimenter dans telle ou telle situation – perçoit au bout du compte qu’il en ressort plus vivant, plus ouvert, plus humain. S’il est chrétien, il ne peut être que convaincu que la voie empruntée par Jésus est un chemin de vie. A charge à lui de l’actualiser d’une manière inédite.
Alors en ce temps de rentrée, pourquoi ne prendrions-nous pas au sérieux, dans notre propre existence et dans les groupes auxquels nous appartenons, la parole que m’a lancée mon voisin inconnu de la déchetterie sans qu’il se doute du chemin qu’elle ferait en mes profondeurs : « Alors, on fait le vide » ?
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