Catholicisme et modernité
Le catholicisme en crise a t-il un avenir ?
Journée organisée par « Poursuivre »
9 novembre 2017
Jacques Musset
16 novembre 2017
I
Qu'est-ce que le catholicisme ?
1. Une religion qui se réclame de Jésus de Nazareth
C'est l'une des religions du monde et plus particulièrement l'une des branches du christianisme qui se réclament de Jésus de Nazareth juif du début du 1er siècle de notre ère. Celui-ci s'est consacré à rénover le judaïsme de son temps perverti par le moralisme et le ritualisme. Il l'a fait dans la ligne des prophètes juifs qui n'ont cessé de rappelé que les critères d'un véritable culte rendu à Dieu étaient un rapport juste avec son prochain et une recherche personnelle de liberté intérieure - c'est là le cœur de la religion juive. Il s'est exercé à en témoigner en paroles et en actes, avec cohérence et courage, dans une démarche de libération et de promotion de ceux de ses compatriotes marginalisés, rejetés, dévalorisés pour toutes sortes de raisons sociales et religieuses. Se compromettant ainsi, il a suscité un conflit mortel avec les tenants du Temple et de la Loi, les deux instances suprêmes du judaïsme. Il ne contestait ni le Temple ni la loi en tant que tels mais les interprétations très ritualiste et légalistes qui en étaient donnée ainsi que les conceptions d Dieu qui en découlaient. Il a été exterminé par la volonté des autorités juives du temps même si c'est le préfet romain Ponce-Pilate qui a prononcé la condamnation à mort, l'occupant romain ayant démis ces autorités de cette prérogative. Aux yeux de ceux qui l'ont liquidé, Jésus était un fossoyeur de la religion, un dangereux déviant, un hérétique fieffé. Condamné au supplice de la croix, il est mort selon la croyance juive comme un réprouvé de Dieu car dit un verset du livre du Deutéronome, qui pend au bois est maudit de Dieu 21, 20
Le christianisme est né de la fidélité des disciples de Jésus à la mémoire vivante de leur maître avec lequel ils avaient partagé l'intimité des mois durant voire des années. Après un temps de désorientation qui a suivi sa mort, ils se sont ressaisis et ont affirmé que loin d'être le fossoyeur de la religion juive Jésus en était le témoin exemplaire : il l'avait même approfondie, affinée et universalisée d'une manière inédite. C'est le sens de leur affirmation : Jésus est ressuscité ; celui que l'on a mis à mort pour le faire taire est en réalité le Vivant et son chemin est pour tous ceux qui l'empruntent chemin de la vraie Vie, ici et maintenant. C'est le message que proclament les textes du Nouveau Testament, à commencer par les évangiles qui ne sont pas des reportages en direct mais des expressions de foi en forme de récits de la part des premières communautés chrétiennes. L'appellation chrétien vient du titre « Christ » (synonyme de messie) donné à Jésus par les premiers disciples qui signifie pour eux « celui qui inaugure le royaume, le monde nouveau de Dieu ».
2. Comment s'est développée cette religion ?
A partir de la seconde moitié du 1er siècle de notre ère le christianisme se répand et s'enracine sur tout le pourtour méditerranéen dans un monde de culture grecque. Il va se développer, se penser et s'exprimer avec les représentations et dans les catégories de cette culture grecque tout à fait différents de celles de la culture juive. Et c'est ainsi que l'on a créé dans les cinq premiers siècles dominés par cette culture grecque une doctrine et même des doctrines sur Jésus et l'Eglise qui ont été reprises sans interruption jusqu'à nos jours dans le christianisme et notamment dans la branche du catholicisme. La doctrine officielle du catholicisme se fonde ainsi sur les dogmes des premiers conciles des 4e et 5e siècles dont le contenu élaboré dans une culture particulière a été sacralisé, absolutisé comme parole divine. On en trouve le contenu avec tous les apports qui s'en sont suivis dans « Le catéchisme de l'Eglise catholique » promulgué par Jean-Paul II en 1992, dont le rédacteur en chef fut le cardinal Ratzinger, futur Benoît XVI.
Cette sacralisation et cette absolutisation d'une doctrine élaborée dans un contexte culturel singulier et donc relatif est à l'origine de la grave crise du catholicisme que nous connaissons depuis trois siècles mais qui s'est accélérée depuis une centaine d'années et est devenue criante de nos jours.
II
Ce catholicisme est en crise
notamment en occident mais pas uniquement
1. Des manifestations tangibles
Depuis quarante ans, la situation du christianisme catholique s’est plutôt détériorée. J'observe en France et plus largement dans le monde occidental, une désaffection et une indifférence à son égard, tel qu’il est perçu à travers les paroles et les actes des plus hautes autorités. Les églises se vident inexorablement, la catéchisation est en chute libre et, beaucoup plus symptomatique, s’accentue la distance d’une grande partie de la population européenne vis-à-vis des dogmes, de la morale, de l’organisation et du fonctionnement de l’Eglise. Il n’est que de consulter les différentes enquêtes concernant l’adhésion ou non des catholiques aux « vérités » de la foi pour le vérifier. ( 1 ) Les dogmes concernant l’existence de Dieu et ce qu’Il est censé être et vouloir, la création, la révélation, l’âme, la divinité de Jésus, la Trinité, la résurrection, l’après-mort, le concept de nature créée par Dieu (d’où découlent des prises de position tranchées sur la contraception, sur l’avortement, sur l’euthanasie, sur l’embryon, sur l’usage du préservatif), la structure de l’Eglise catholique, pyramidale et monarchique, tout cela est mis en question, contesté et refusé par beaucoup de gens. Vivant dans la culture de leur temps, ils ne peuvent souscrire aux affirmations traditionnelles considérées encore et toujours comme une doctrine intangible.
Il en découle une marginalisation du message chrétien qui apparaît comme datant d’une époque révolue, ne prenant pas en considération ou si peu un certain nombre d’apports des sciences physiques,astrophysiques, biologiques et mathématiques ainsi que des sciences humaines plus récentes. N’ai-je pas entendu il n'y a pas si longtemps dans une célébration de mariage le prêtre, ancien vicaire épiscopal, prier pour que les jeunes mariés accueillent les enfants que Dieu leur donnera ! Il utilisait l’un des formulaires officiels du rituel. Croire aux données de la foi telles qu’elles sont enseignées d’une manière « orthodoxe » (2 ) n’est guère possible pour un esprit critique, qui s’efforce de penser avec honnêteté et intégrité intellectuelle et de vivre en conséquence. Le « rhabillage » en langage moderne de ce que l’on appelle le « dépôt » de la foi ( 3 ) est un trompe l’œil évident.
Un vaste réseau informel de personnes ont ainsi, sans bruit ou avec fracas, déserté les certitudes de leur enfance, impossibles à tenir au cours de leur croissance et de leur maturité. Elles devenaient nuisibles pour leur santé humaine et spirituelle. Cette hémorragie est parfois qualifiée en haut lieu de manque de foi, de facilité, de comportement de libertinage, d’affranchissement irréfléchi, de voie conduisant à l’absence de valeurs et de repères. Ces jugements sont des dénis de la réalité. En réalité bien des hommes et les femmes qui s’interrogent se veulent des disciples de Jésus mais ils revendiquent de vivre leur foi d’une manière libre et responsable dans la modernité présente.
2. Comment en est-on venu là ? Les causes de la crise
C'est le résultat de l'histoire mouvementée à partir des 16e et 17e siècles des rapports entre le mouvement de pensée qu'on appelle « la modernité » et le catholicisme
L’avènement de la modernité aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles est une sorte de déflagration et même de cataclysme dans la conscience tranquille de l'Église catholique. Dans le monde de chrétienté qui coïncide avec le monde occidental, elle est persuadée jusqu'alors de détenir la Vérité. En effet, depuis qu’elle est devenue religion officielle de l’empire romain au Ve siècle de notre ère, elle n’a cessé d’affirmer cette prétention et de l’imposer, y compris par la force. Or à l’époque de la Renaissance et ensuite, elle est brutalement contestée par un certain nombre de penseurs qui revendiquent le droit pour chaque humain de penser librement avec sa raison et de soumettre à son jugement tout enseignement et toute opinion sans exception, venant du passé et de la tradition chrétienne. C'est ce qu'on appelle le mouvement de la modernité. C’est là une profonde rupture avec le fonctionnement habituel de la société chrétienne où tous les fidèles étaient assujettis à penser selon la doctrine définie par les autorités religieuses et garantie par Dieu. Il s’agit d’une révolution copernicienne dans la façon de se rapporter aux autorités prétendument détentrices du vrai, dans la manière de se comprendre soi-même dans la société et dans le monde, dans la démarche d’hériter d’une culture avec droit d’inventaire et de la transmettre d’une manière créative.
Evoquons rapidement les phases principales de l’avènement et du développement de la modernité et voyons en même temps comment l’Église a réagi en se défendant contre ce qui lui semblait une agression.
XVIIe siècle
C’est surtout à partir du XVIIe siècle que naît vraiment la pensée moderne qui décide de se prendre en charge elle-même et de s’affranchir de ce qui la bridait dans son autonomie. Descartes [1596-1650] dans son « Discours de la méthode » publié en 1637, relate une réflexion qu’il se fit en Allemagne, durant l’hiver 1619-1620, alors qu’il était loin de ses livres :
J’avais tout le loisir de m’entretenir dans mes pensées. Après que j’eus employé quelques années dans le livre du monde à tâcher d’acquérir quelque expérience, je pris un jour la résolution d’étudier aussi en moi-même et d’employer toutes les forces de mon esprit à choisir les chemins que je devais suivre [...].
[L’un de ses chemins, le premier, était] de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connaisse évidemment être telle.
Il soumet à sa réflexion critique tout ce qu’il apprend d’autrui et d’abord ce qu’il a reçu de la tradition, tout ce qui lui a été imposé par autorité. Il est dès lors inévitable que la revendication de penser librement avec sa raison va poser de graves problèmes à l’Église. Celle-ci enseignait sur la base de la Bible, un livre considéré comme inspiré par « Dieu », dont elle avait, disait-elle, autorité divine pour en interpréter le sens. Or dès le XVIIe siècle, des exégètes et pas seulement des chrétiens ( 4 ) vont remettre en cause cette prétention. Ils démontrent ainsi que le Pentateuque, - les 5 premiers livres de la Bible -, ne peuvent pas avoir été écrits de la main de Moïse, ce qui était jusqu’alors la conviction commune. C’est la position du prêtre catholique Richard Simon [1638-1712] que l’on regarde aujourd’hui comme le véritable initiateur de la critique biblique en langue française. Celui-ci publie en « L’histoire critique du Vieux Testament ». Ses idées suscitent émoi et vif désaccord chez des catholiques proches du pouvoir royal. Tous les exemplaires du livre (1300 exemplaires) de Richard Simon récemment imprimé en 1678 sont brûlés en 1679. Il ne sera réédité qu’en 1685 aux Pays-Bas. Lui, découragé, se réfugie à Dieppe dans le ministère d’une paroisse jusqu’à sa mort. Il a fallu arriver au XXe siècle pour que la « Congrégation romaine pour l’étude des Écritures » admette les points de vue de ces éclaireurs. Ainsi, le discours de la modernité ébranle-t-il dès le départ les certitudes chrétiennes et provoque-t-il de la part de ses tenants de vives réactions de condamnation.
XVIIIe et XIXe siècle
La modernité est particulièrement représentée par les philosophes des Lumières (autre appellation de la modernité) : les français Voltaire [1694-1778], Diderot [1713-1784], etc..). Le philosophe allemand Emmanuel Kant [1724-1804] écrit en 1784 :
Les Lumières se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état des mineurités [mineurité s’entend comme mineur opposé à majeur], où il se maintient par sa propre faute. La mineurité est l’incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre. [...] Aie le courage de te servir de ton propre entendement ( 5 ).
Cette devise des Lumières et sa mise en pratique : « Ose penser par toi-même, ose faire l’usage de ton propre entendement » va continuer à porter un regard critique sur la doctrine et l’organisation de l’Église basée sur une révélation reçue de Dieu lui-même et sur une tradition censée s’être conservée d’une manière immuable depuis le temps des Apôtres. Cette prétention va être contestée rationnellement tout au cours du XVIIIe et beaucoup plus encore durant le XIXe siècle avec la critique de ceux qu'on appelle « les maîtres du soupçon » : Marx, Freud, Nietzche.
Mais les Lumières ne sont pas seulement un mouvement philosophique, c’est aussi un mouvement de laïcisation et de sécularisation dans la société politique et civile. Les revendications démocratiques et celles des Droits de l’homme des sociétés politiques au XIXe siècle vont être condamnées par la plupart des papes de cette époque. Ainsi, Grégoire XVI (1831-1846) blâme-t-il solennellement les idées de Félicité de Lamennais [1782-1854]. Ce prêtre breton revendique la séparation de l’Église et de l’État et encourage, face à l’exploitation que subissent les gens de la part de ceux qui détiennent le pouvoir économique et politique, la prise de pouvoir par le peuple des citoyens. Le pape Pie IX (1848-1878) prend le relais et en 1864 il désavoue sans ménagement dans un célèbre document « Le Syllabus, les erreurs modernes » qui, selon lui, infestent l’Europe. Les propositions en question sont celles qui touchent aux idées « modernes » de l’époque : du libéralisme au socialisme en passant par le gallicanisme et le rationalisme ( 6 ). Le motif est que pour lui « la modernité ou la nouveauté ne sont pas des critères de vérité ». Pêle-mêle sont ainsi condamnés entre autres la liberté de conscience, le liberté de culte pour les autres religions, l’autonomie de la raison, la liberté d’expression, la séparation de l’Église et de l’État, la supériorité du droit civil sur le droit religieux, la relativité de la loi dite naturelle, la désobéissance aux princes légitimes, l’idée que le Pape peut et doit se réconcilier avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne.
Le concile Vatican I de 1870, convoqué par le même pape, définit le dogme de l’infaillibilité du pape, en réaction à la disparition de son pouvoir temporel sur les États pontificaux. Ce dogme est comme la consécration d’une conception de la foi et de l’Église qui s’affirme avec d’autant plus de force et d’intransigeance qu’elle se sent menacée et assiégée. Plusieurs évêques en désaccord avec la promulgation de ce dogme rentrent chez eux avant le vote final.
Les mises en demeure vaticanes n’empêchent pas le développement de la vie intellectuelle en milieu catholique dans le dernier quart du XIXe siècle en lien avec la pensée en ébullition qui se poursuit dans les universités d’État. Pour les catholiques d’ouverture, c’est dans ce bouillonnement de recherches studieuses et conduites librement qu’ils vérifient le grand écart séparant leur culture religieuse de la culture moderne, notamment dans le cadre du renouveau des études ecclésiastiques avec les nouvelles facultés de théologies. Pour y remédier, quelques intellectuels catholique de renom – enseignants pour la plupart - font paraître études et publications à partir de 1880 dont l'objectif est de faire entrer l’Église catholique dans la culture moderne. Celles-ci remettent en cause certaines positions catholiques traditionnelles réputées immuables sur le plan historique, biblique, philosophique, théologique et social, Par ailleurs elles bénéficient d'un accueil enthousiaste de la part du jeune clergé et de laïcs cultivés.
XXe - XXIe siècle
En France, l’historien Louis Duchesne, le bibliste Alfred Loisy, les philosophes et théologiens Maurice Blondel et Lucien Laberthonnière, le scientifique Édouard Le Roy, le militant social Marc Sangnier sont les grandes figures de ce mouvement de rénovation qui conquiert rapidement la jeune génération de prêtres et de laïcs. Mais Rome prend peur et les acteurs de cette renaissance prometteuse, que leurs adversaires nomment « les modernistes » comme les appelle Rome, sont condamnés, voire excommuniés. Le pape Pie X (1904 -1914) met en place dans toute l’Église un système de contrôle, de surveillance et de dénonciation pour couper court à la résurgence possible du péril « moderniste ». « La crise moderniste » s'étend de 1880 à 1914, mais elle se prolonge jusqu’à nos jours.
Pendant les cinquante ans qui suivent (1914 -1960), le catholicisme sera ainsi soumis à une chape de plomb sous les pontificats de Benoît XV, de Pie XI et surtout de Pie XII. La pensée officielle s’impose avec une redoutable fermeté. Les novateurs, notamment les membres des célèbres Écoles dominicaines du Saulchoir et jésuites de Fourvière, sont les cibles de la nouvelle inquisition. Les théologiens Chenu, Féret, Congar, De Lubac, Fessard, Teilhard sont ainsi destitués et même exilés. La traversée est rude pour tous ceux qui s’essaient à revivifier le catholicisme.
Le concile Vatican II (1962-1965) initié par Jean XXIII inverse-t-il la tendance ? En dépit d’ouvertures et d’innovations, la doctrine dogmatique et morale sous-jacente demeure en très grande partie traditionnelle. Les questions posées par « la crise moderniste » restent sans réponse. Peu d’années après la clôture du concile, une régression s’opère sous Paul VI qui se maintient et s’accentue sous Jean-Paul II et Benoît XVI. Rome rappelle constamment la Vérité officielle et condamne nombre de théologiens qui estiment que la fidélité à l’Évangile dans le monde présent n’est pas répétition mais recréation. Cette situation verrouillée ( 7 ) le reste sous le pape François, de pensée classique bien que soucieux d’ouverture aux personnes marginalisées, aux réfugiés et à la sauvegarde de la planète. Il n'est pas étonnant qu'une majorité d'Occidentaux, baignant dans une culture sécularisée, éprouvent une désaffection, voire une indifférence vis à vis du christianisme actuel dogmatique, moralisant, autoritaire. Un hiatus de plus en plus grand apparaît entre ce christianisme que préconise l'Eglise et la culture occidentale sécularisée.
Ce hiatus a été particulièrement mis en valeur dès 1966 un an après la clôture du concile par un article retentissant du jésuite François Roustang dans la revus Christus, intitulé « le troisième homme ». Qui était ce troisième homme ? « Une masse de chrétiens, devant les changements rapides et profonds qui ont eu lieu, ont acquis une liberté personnelle qui ne les situe pas davantage parmi les conservateurs que parmi les réformistes. [...] Un troisième peuple, un troisième homme est en train d'apparaître et l'on risque de ne pas y prendre garde. » Ses caractéristiques :
- « la constatation d'une distance entre son existence de croyant et la pratique religieuse, entre le langage religieux et celui de l'existence »,
- l'insignifiance des mots de la foi traditionnelle au regard des effets de sa foi personnelle au sein de son existence quotidienne,
- la distinction explicite entre la foi en Dieu et en Jésus-Christ et la foi en l'Eglise, les deux étant liées jusque là, ce qui conduit à considérer comme « dangereux et faux de prendre comme un absolu ce que l'Eglise affirme aujourd'hui, alors que ses affirmations d'hier se révèlent insuffisantes et sont même parfois contredites. Par le fait même, le chrétien est renvoyé à sa conscience. » Il ne peut plus prendre les règles de l'Eglise pour argent comptant, par exemple dans le domaine de la sexualité. L'exigence intérieure qui s'impose à lui est beaucoup plus grande et profonde que d'obéir automatiquement.
- L'inintelligibilité de la liturgie traduite en français : le troisième homme « n'entend goutte à ce langage et, en tout cas, il ne l'atteint guère dans sa vie d'homme. ».
- La constatation que « ceux du dehors ne perçoivent pas (dans la doctrine catholique) une parole neuve [mais] ont toujours l'impression d'y entendre l'écho d'un dialecte que les croyants sont seuls à comprendre et qui les intéresse eux seuls. »
- le sentiment de « se sentir plus proches de tous les hommes, de partager des valeurs humaines communes, à travers la liberté qu'il a acquise par rapport aux institutions. »
- le pressentiment que le christianisme « n'est pas seulement une pratique religieuse et morale mais la possibilité d'une communication entre tous les hommes, d'un dépassement des querelles de secte, d'une compréhension progressive entre des personnes apparemment étrangères les unes aux autres. »
- l'accession à un sens fraternel qui les étonne, en raison de la distance qu'il a prise à l'égard des coutumes et du langage religieux.
- Son questionnement sur la foi véritable et [la manière de] discerner ses traductions authentiques. Sa recherche hésitante, garante à ses yeux de vérité. Son attachement à sa tradition chrétienne, mais sa conviction que la vérité n'est pas donnée une fois pour toutes, que l'on y accède chaque jour par le rejet de l'hypocrisie et le passage personnel de la lettre à l'esprit. D'où le rejet du formalisme et l'importance de penser par soi-même, de dire ce qu'on pense, d'être soi-même et non plus seulement le reflet de ce que l'on s'attend à trouver en soi .
- Recherche d'un nouveau type de relation entre la foi et la loi, conscience que les lois doivent être sans cesse remises en question.
L'auteur de l'article concluait que, face à l'impréparation du clergé dans son ensemble (évêques et prêtres) à entendre ce déplacement de la conscience chrétienne et face à sa tendance à camper sur des règles à appliquer et des réformes de structures, « Le troisième homme » était ailleurs : « il n'en est plus à se demander s'il faut maintenir ou transformer, mais il s'interroge au plus profond de sa foi et sur le sens qu'elle peut avoir aujourd'hui dans les relations quotidiennes entretenus avec ses semblables. » Faute d'être compris et accompagné, il risquait de se détacher de l'Eglise, de s'en désintéresser tranquillement et même de lui devenir indifférent. Ce que diagnostiquait François Roustang en 1966 est devenu la réalité. Un nombre important de catholiques ont ainsi coupé avec leur Eglise dans laquelle ils ne respiraient plus l'air évangélique.
Quatre ans après l'article de François Roustang, en octobre 1970, en paraissait un nouvel article, tout aussi marquant, dans les Etudes, autre revue des jésuites, intitulé : « La Passion de l'Eglise ». Il était signé par Marcel Légaut (1900-1990), grand spirituel du vingtième siècle dont le souci essentiel de son existence fut de décrire et d'analyser la crise de crédibilité de son Eglise dans la modernité mais aussi d'énoncer quelques conditions de sa nécessaire mutation. Il confirmait et élargissait le diagnostic de Roustang..
S'il fallait résumer à très grands traits l'esprit occidental forgé par la modernité et la position doctrinale de l'Eglise catholique, on pourrait dire ceci :
- L'esprit occidental marqué par la modernité revendique le droit de penser librement sans limites ni barrières, le droit d'expérimenter ce qui est bon pour soi, et donc de tâtonner et de se tromper, le droit de décider de ses choix en conscience (en conjuguant éthique de conviction et de responsabilité), le droit d'envisager le sens de sa vie non pas à partir de postulats préalablement établis mais par un approfondissement de sa propre humanité ; il revendique aussi le droit d'évaluer ses propres héritages, d'évoluer, de changer. Contrairement à ce que certains pensent cette voie n'est pas un chemin de facilité mais une démarche exigeante, lorsqu'on s'efforce de la vivre. avec authenticité.
- En contraste, l'Eglise catholique professe que le chemin de l'homme sur la terre est défini par Dieu selon des normes vis à vis desquelles il n'y a pas à transiger, notamment en matière de sexualité, de vie de couple et de famille, d'égalité homme-femmes dans l'exercice des fonctions ecclésiales, etc.. Dieu a un projet sur chaque homme et sur le monde. Il peut intervenir pour faire des miracles s'il le désire, il faut le solliciter par la prière pour qu'il agisse. Les autorités de l'Eglise sont dépositaires de la volonté de Dieu et de son interprétation. Elle ont droit à l'obéissance. Elles définissent en dernier lieu le sens des Ecritures quel que soit l'avis des exégètes et historiens.
Le catéchisme de Jean-Paul II expose en détail tous les aspects de la doctrine catholique et de ses présupposés référés à Dieu. On doit cependant reconnaître que l'Eglise catholique a évolué depuis une cinquantaine d'années sur le plan social et politique non sans que les événements l'y aient contrainte. Elle ne revendique plus d'être la seule inspiratrice de l'organisation de la société. Elle a même rejoint certaines convictions partagées par un grand nombre de citoyens concernant la nécessaire et juste répartition des biens entre les peuples et les personnes, la solidarité envers les plus démunis, la liberté de vote, le respect des libertés (au moins de certaines). Mais le fossé existe toujours entre beaucoup de ses références et celles des Occidentaux marqués par l'esprit de la modernité, ce qui fait dire justement à la sociologue Danielle Hervieu-Léger que l'Eglise est sérieusement « exculturée » par rapport à la culture dominante.
III
L'église catholique a t-elle un avenir ?
Dans un premier temps je poserai la question d'un éventuel renouvellement institutionnel du catholicisme, puis je postulerai, en cas de non renouvellement la subsistance d'un christianisme évangélique chez des personnes et des groupes, enfin je montrerai comment dans notre société sécularisée le christianisme continue d'être souterrainement inspirateur de nos valeurs.
1. Un éventuel renouvellement institutionnel du catholicisme est-il possible ?
Ce qu'il faudrait changer en profondeur
- Il faudrait d'une part bousculer un certain nombre de convictions de base de l'Eglise catholique qui sont autant de prétentions infondées et donc d'obstacles pour témoigner de Jésus de N. en notre temps . J'énumère ces convictions :
- convictions de détenir la Vérité par mandat divin
- conviction que sa doctrine sur Jésus et son Dieu élaborée dans les premiers siècles dans la culture grecque, culture singulière, dit la Vérité, valable en tout temps et tout lieu.
- conviction que pape et évêques ont reçu un mandat divin pour interpréter les Ecritures et exprimer la vérité.
- convictions que Dieu a établi une loi naturelle qui définit pour tous les hommes la manière éthique de se comporter.
- Il faudrait d'autre part et dans le même mouvement revenir à la Source du christianisme c'est à dire à la personne de Jésus de Nazareth, ce qu'il a dit et vécu, et à travers cela retrouver l'esprit qui l'animait et les motivations qui l'inspiraient. Ce travail doit faire apparaître le visage du nazaréen dégagé de l'idéologie qui l'a supplanté. Cette tâche est nécessaire mais non suffisante. Elle doit conduire à une actualisation de l'esprit qui animait Jésus dans la situation où nous vivons, tout à fait différente de la sienne. La fidélité à cet esprit n'est une répétition mais une recréation. C'est le thème de l'inculturation du christianisme.
En quoi, me direz-vous, cette double démarche se justifie-t-elle ?
Un travail historique permet en effet de prendre conscience de la relativité de la doctrine et de l'organisation catholique actuelle qui prétend exprimer la Vérité avec un grand V sur Jésus et sur son Dieu. Elles sont en effet le fruit de maintes élaborations qui ont commencé dès la disparition de Jésus avec les textes du Nouveau Testament, et qui se sont poursuivies au cours des siècles, chacune essayant dans son contexte culturel de donner sens à l'événement Jésus. Il faut souligner l'interprétation de l'événement Jésus qui a été faite dans les 5 premiers siècles de notre ère dans des régions de culture grecque. Les chrétiens de ces contrées ont interprété les textes du Nouveau Testament à travers le prisme de leurs représentations (l'homme est une âme et un corps) et à travers leurs concepts (par ex, ceux de personne et de nature qui n'ont pas le sens que nous prêtons aujourd'hui à ces mots) et il en est résulté lors des premiers conciles aux 4ème et 5ème siècle des dogmes considérés comme vérité divine et s'imposant à tous les chrétiens , y compris par la force.
De là datent les affirmations grandioses sur l'identité de Jésus, Dieu et homme, sur Dieu Trinité, sur le St Esprit, 3e personne de la sainte Trinité. Ce socle dogmatique étant posé, malgré bien des dissensions, les siècles suivants jusqu'à nos jours l'ont répété et développé. On en a déduit de nombreuses considérations sur L'Eglise, les sacrements, les ministères en en attribuant à tort la paternité à Jésus et en les référant à une volonté divine. Par exemple, les ministères actuels que sont la papauté, l'épiscopat, le sacerdoce mis en place dans les premiers siècles, on les fait remonter à la volonté de Jésus dont ils sont les représentants et qui les a confiés des pouvoirs sacrés. De même pour les sacrements dont la liste remonte au 13e siècle ; on affirme qu'ils ont été créés par Jésus selon un projet divin. De même encore l'infaillibilité du pape définie au 19e siècle se fonde, dit-on, sur une mission particulière donnée par Jésus. On peut multiplier les exemples en lisant le Catéchisme de l'Eglise Catholique promulgué par Jean-Paul II en 1992. La doctrine qui y est présentée et que le pape déclare normative est le résultat de ces élaborations successives qui se sont ajoutées et surajoutées les unes aux autres. Le pape actuel campe sur les mêmes positions. On ne peut que conclure que la doctrine catholique actuelle issue d' élaborations successives est assez éloignée de l'enseignement et de la pratique Jésus de Nazareth, ainsi que du visage de son Dieu. Et on ne voit pas actuellement de possibilités réelles de changement. Si le catholicisme officiel continue de camper sur sa doctrine, sa morale et son organisation traditionnelle, il risque de devenir une secte.
2. L'avenir d'un christianisme évangélique au niveau d'individus et de petits groupes croyants
S'il est peu probable que l'Eglise catholique comme institution se livre à un travail de renouvellement de fond de sa doctrine, de sa morale et de son organisation, il y aura toujours des individus et des groupes qui le feront en fonction des exigences que leur dictent leur lecture critique des textes évangéliques et leur recours à l'histoire du christianisme. Ces hommes et ces femmes se sentant en consonance avec la démarche intérieure du nazaréen s'efforceront d'actualiser son témoignage en paroles et en actes tout en refusant l'idéologie religieuse élaborée à son sujet au cours des siècles. Impossible de décrire les formes que prendra cette subsistance d'un christianisme non dogmatique, non hiérarchique et d'une grande diversité de démarches. On peut en voir se dessiner les contours dans le protestantisme libéral et les communautés de base qui s'affranchissant des positions dogmatiques traditionnelles se ressourcent dans la pratique libératrice de Jésus et s'efforcent de lui donner corps dans le monde actuel.
Les conditions d’un tel renouvellement sont celles auxquelles s'astreignent les uns et les autres parmi nous qui s'essaient à vivre un christianisme de liberté et de responsabilité. On peut les résumer ainsi :
- Nous autoriser à repenser librement, sans tabou, notre héritage chrétien.
- Conduire ce travail personnellement et avec d'autres et promouvoir la recherche et le débat exigeant selon 3 axes :
- Nous réapproprier le Nouveau Testament par une lecture critique afin de faire le partage entre ce que fut Jésus de Nazareth - l'esprit qui l'animait, son enseignement et sa pratique - et les interprétations qu'on en a fait dès le premier siècle de notre ère.
- Mener conjointement un travail historique sur l'histoire de l'Eglise et des Eglises depuis leur naissance pour évaluer le rapport entre leurs interprétations sur Jésus et son Dieu et l'esprit qui animait Jésus de Nazareth à travers les engagements de son existence
- Porter en même temps le souci d'actualiser personnellement et socialement le témoignage de Jésus en notre temps non pas en le répétant mais en l'actualisant, c'est à dire en le recréant d'une manière inédite.
3. L'avenir du christianisme dans notre société occidentale sécularisée
Qui dit société sécularisée, dit société s'organisant et se gérant sans référence à Dieu ni à une religion particulière. C'est le cas de la nôtre dans ses institutions publiques. La sécularisation est le résultat du mouvement de modernité né au 16e-17e siècle qui n'a cessé de revendiquer pour l'individu et les sociétés humaines le droit de se conduire librement par l'usage de la raison. En France, la sécularisation de l'Etat date de la loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l'Etat. Depuis des années 1950, la sécularisation des consciences n'a cessé de se développer.
Il en résulte que si le catholicisme s'amenuise comme religion (dépérissement en nombre de ses membres et de ses prêtres), le christianisme demeure et demeurera souterrainement fécond dans notre société sécularisée en raison des valeurs que celle-ci professe et dont le christianisme a été l'inspirateur : respect de la personne, souci de la justice, de l'égalité et de la fraternité... Ce n'est pas un petit apport qu'il convient de reconnaître et de préserver. Dans son livre : Le Christ philosophe, Frédéric Lenoir, décrit minutieusement les étapes par lesquels l'éthique prônée et vécue par Jésus est passée d'un cadre religieux à une société laïque qui l'a adoptée en la sécularisant. Je vous recommande vivement cet ouvrage.
Cet héritage judéo-chrétien, la plupart des européens le vivent d'une manière inconsciente. Certains d'entre eux le vivent consciemment et tout en se disant athées sont inspirés dans leur vie par l'éthique de Jésus. C'est le cas du philosophe Comte-Sponville, mais c'était aussi le cas de penseurs du 19e siècle comme Proudhon. Le ferment introduit dans la société par l'éthique juive et par Jésus qui l'affine, la développe, l'universalise continue de faire lever la pâte humaine bien au-delà des clôtures du catholicisme et des autres Eglises chrétiennes.
Que conclure ?
L'avenir du catholicisme comme religion est liée à sa capacité à relativiser ses dogmes, sa morale et son organisation élaborées au cours des siècles et à revenir à sa source pour l'actualiser. Ce changement copernicien est marqué du sceau de l'improbabilité.
Cependant on peut penser que des personnes et des groupes feront cette démarche et que ce mouvement se poursuivra.
Par ailleurs l'héritage éthique du christianisme survivra dans les valeurs du monde sécularisé. N'est-ce pas une forme de réussite du christianisme ?
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Notes
1. Les valeurs des Français, évolutions de 1980 à 2000, Ed. Armand Colin, chapitre 7, Religion : développement du hors piste et de la randonnée par Yves Lambert.
2. La référence est Le Catéchisme de l’Eglise catholique publié par Jean-Paul II en 1992
3. Id. N°84-95 ; 173-175.
« L’héritage sacré de la foi (depositum fidei) contenu dans la sainte Tradition et dans l’Ecriture Sainte a été confié par les apôtres à l’ensemble de l’Eglise.(…) La charge d’interpréter de façon authentique la parole de Dieu, écrite et transmise, a été confiée au seul Magistère vivant de l’Eglise dont l’autorité s’exerce au nom de Jésus-Christ, c'est-à-dire aux évêques en communion avec le successeur de Pierre, l’évêque de Rome.
4. Baruch Spinoza [1632-1677], célèbre philosophe juif des Pays-Bas sera excommunié de sa communauté (1616), parce qu'il mettait en cause l'origine divine de la Bible
5. Emmanuel Kant, Qu'est-ce que les Lumières ? 1784.
6. Le rationalisme que vise Pie IX est la doctrine qui revendique la raison comme seule source possible de toute connaissance.
7. C'est le thème de mon livre : Sommes-nous sortis de la crise du modernisme ? Enquête dans le monde catholique du XXème siècle et l'après concile Vatican II, Karthala, Novembre 2016
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