Dieu et la santé des humains
Quelle présence de Dieu aux humains qui souffrent ?
Jacques Musset
14 mai 2017
D'où je parle
- Je suis chrétien catholique, mais je me situe avec beaucoup de liberté critique par rapport à la doctrine catholique officielle catholique sur Dieu et sur l'homme. En réalité ma sensibilité est plutôt celle du protestantisme libéral.
- J'envisage le mot santé dans son sens le plus large : la santé sur le plan physique, psychologique, spirituel, ces trois dimensions étant liées et interdépendantes.
- J'ai travaillé pendant douze ans comme formateur des soignants en milieu hospitalier sur les thèmes de l'écoute et de l'accompagnement des malades et des familles.
- Enfin, j'ai traversé plusieurs fois la maladie grave durant les vingt dernières années : mélanome malin en 1999, cancer dans la région rénale en 2007, deux septicémies en 2014. Ce que je vais dire autour de « Dieu et la santé », je l'ai longuement réfléchi au cours de ces épisodes.
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Le « Dieu » auquel je crois, « mon » Dieu
n'intervient ni n'interfère directement
dans les processus de santé des personnes
Certains le pensent du fait, disent-ils, que Dieu est à la fois bon et tout puissant. Ainsi Lui serait-il possible d'agir, selon son bon vouloir, sur les processus naturels (en les court-circuitant ou en les activant) pour guérir ou même hâter la mort. C'est pourquoi les tenants de cette position recommandent de Le prier pour solliciter son intervention. Beaucoup de gens le font pour eux ou pour autrui .
Je ne partage pas cette croyance. Mon objection est la suivante. En effet, si le résultat demandé n'est pas au rendez-vous, on incrimine la qualité de la prière ou bien on affirme que Dieu a des raisons inconnues d'intervenir autrement au bénéfice des malades. C'est un mystère, dit-on. Ce raisonnement ne me convainc pas du tout et même me scandalise. D'une part, si Dieu est bon, a t-il besoin qu'on le supplie pour agir ? D'autre part, s'il est bon et tout puissant, comment peut-il laisser des personnes dans des états de douleurs et de souffrances qui n'en finissent pas et leur rendent la vie invivable ? Comment peut-il ne rien faire pour empêcher la mort d'êtres jeunes et innocents ?
C'est la question que pose Elie Wiesel dans son livre poignant La nuit [1] à partir de son expérience de déporté en camp de concentration. Sa foi traditionnelle lui affirmait que Dieu est à la fois bon et tout puissant. Sa toute puissance et sa bonté étant prises au dépourvu dans l'enfer concentrationnaire, il déclare que Dieu n'existe pas.
A ce point de ma réflexion, je pense donc que ma vie, comme celle de tout humain, reçue biologiquement de mes parents est engagée dans un processus naturel de développement entre la naissance et la mort. Pour des raisons externes et internes, des perturbations peuvent survenir ( les maladies). La vieillesse, elle, n'est pas une maladie, même si elle peut être accompagnée de handicaps, elle est le dernier stade de la vie des personnes âgées. La mort est un phénomène naturel.
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« Mon » Dieu a renoncé à sa toute-puissance
Si je ne rejoins pas la position de ceux qui croient en un Dieu à la fois bon et tout-puissant, pas plus que je n'adhère à la conclusion tranchée d'Elie Wiesel, c'est que le Dieu auquel je crois n'est pas un Dieu tout puissant, ou plus exactement c'est un Dieu qui a renoncé librement à sa toute-puissance capable de contrer ou de modifier les processus naturels dans la vie du monde et des personnes. Ce disant, je me rallie à la représentation de Dieu tel que Hans Jonas, philosophe-théologien-croyant juif, l'envisage, dans son livre : Le concept de Dieu après Auschwitz [2] traduit en français en 1994.
Quelle est la position de Hans Jonas et dans quelles circonstances a-t-il écrit son livre ? Avec la fin de la guerre 39-45 et la libération des camps d'extermination, la question : « Croire en Dieu après Auschwitz ? » continue de se poser avec acuité. Impossible de l'éluder. « Dieu » n'est pas sorti indemne des camps où ont péri, à cause de la haine et de l'arbitraire des hommes, plus de six millions d'humains, hommes, femmes et enfants. « Quel est ce Dieu qui a pu laisser faire » d'ignobles atrocités envers une foule d'humains ?
Parmi les réponses apportées, celle de Hans Jonas (1903-1993) a particulièrement marqué.
Pour repenser à neuf le concept traditionnel de « Dieu » mis à mal d'une manière inédite (pas tout à fait cependant car le livre de Job dans la Bible était déjà une protestation véhémente contre le malheur innocent), Hans Jonas abandonne la conception traditionnelle de « Dieu » tout puissant, Seigneur de l'Histoire, et il propose une nouvelle représentation de « Dieu » créateur. « Au commencement, écrit-il, par un choix insondable, le fond divin de l'Etre ( se dépossédant de sa toute-puissance) décida de se livrer au hasard, au risque, à la diversité infinie du devenir. Et cela entièrement. »
Cela veut dire que dans l'acte même de la création, « Dieu » renonce à toute modification ultérieure. Il se dépouille de sa divinité au bénéfice du devenir de la création qui poursuit son chemin d'une manière autonome. Par contre « Dieu » en quelque sorte s'implique au coeur de cette histoire sans la téléguider mais en l'accompagnant de sa présence comme nous le dirons par la suite. Le sort et l'accomplissement de « Dieu » ( car « Dieu » est en devenir pour Hans Jonas) est laissé à la responsabilité de l'homme. « L'image de Dieu, ébauchée dans les balbutiements de l'univers physique […] passe sous la garde problématique de l'homme, pour être accomplie, sauvée, ou corrompue par ce que ce dernier fait de lui-même et du monde. »
Qu'en résulte-t-il pour Dieu ? Hans Jonas énonce quatre conséquences.
- « Dieu » est souffrant. « La relation de Dieu au monde implique une souffrance du côté de Dieu dès l'instant de la création, et sûrement dès l'instant de la création de l'homme » (La figure de Dieu souffrant existe dans maints passages de l'Ancien Testament).
- « Dieu » est en devenir. Il n'est pas un être immuable, supra-temporel. Il est affecté et influencé par ce qui se passe dans le monde. Dieu reçoit une expérience du monde qui le marque.
- « Dieu » est soucieux. Il est « impliqué dans ce dont il a le souci. Quel que soit l'état "primitif" de la divinité, il a cessé de s'enclore en lui-même dès l'instant où il s'est compromis avec l'existence d'un monde, en créant ce monde ou en acceptant qu'il naisse ». Mais Dieu ne pèse sur les consciences ni ne s'ingère dans les décisions. « D'une quelconque façon, par un acte insondable, ou d'amour, ou quelle qu'ait pu être la divine motivation, il a renoncé à garantir sa propre satisfaction envers lui-même par sa propre puissance, après qu'il eut déjà renoncé, par la création elle-même, à être tout en tout ».
- Surtout, « Dieu » n'est pas tout-puissant. D'ailleurs, dit notre auteur, en supposant qu'il le soit, l'objet de sa toute-puissance serait manipulé et totalement dominé. Ce serait dénué de sens. Avoir du pouvoir ne se conçoit que vis à vis d'une chose qui possède elle-même de la puissance.
« Après Auschwitz, nous pouvons affirmer, plus résolument que jamais auparavant, que […] si Dieu, d'une certaine manière et à un certain degré, doit être intelligible ( et nous sommes obligés de nous y tenir) alors il faut que sa bonté soit compatible avec l'existence du mal, et il n'en va de la sorte que s'il n'est pas tout puissant. C'est alors seulement qu'il est compréhensible et bon, malgré le mal qu'il y a dans le monde ». Impossible pour lui d'intervenir durant la furie d'Auschwitz, puisqu'il s'est totalement abandonné lors de la création. Les « miracles » qui ont eu lieu ont été accomplis par des humains.
Ainsi Hans Jonas se met en rupture partiellement avec sa tradition juive. Si « Dieu » est bon et veut le bien, il n'est pas tout-puissant face au mal qui vient de l'homme et en l'homme. « C'est maintenant à l'homme de lui donner. Et il peut le faire en veillant à ce que, dans les cheminements de sa vie, n'arrive pas, ou n'arrive pas trop souvent, et pas à cause de lui, l'homme, que Dieu puisse regretter d'avoir laissé devenir le monde ». Hans Jonas lance ainsi un solennel appel à la responsabilité de l'homme.
Bien entendu, la réponse de Hans Jonas ne clôt pas l'immense interrogation, mais la représentation d'un Dieu bon qui a renoncé à sa toute-puissance pour que l'homme soit pleinement responsable de son destin permet à des croyants de donner du sens au mal quelle qu'en soit les formes. Il ne s'agit cependant en aucun cas d'une preuve, mais d'une réponse humaine crédible à un besoin de comprendre. Notons en passant que sans connaître les réflexions de Hans Jonas, aussi bien Etty Hillesum que Dietrich Bonhoeffer qui ont connu les camps ou la prison durant la période nazie ont eu l'intuition de ce « Dieu » bon qui s'est dépouillé de sa toute-puissance et se sont efforcés de témoigner de Lui par l'engagement de leur vie.
« Le sentiment de la vie, écrit Etty Hillesum, est si fort en moi, si grand, si plein de gratitude, que je ne chercherai pas un instant à l'exprimer d'un seul mot. J'ai en moi un bonheur si complet et si parfait, mon Dieu. Ce qui l'exprime encore le mieux, ce sont ses mots à lui ( son ami médecin) : « Se recueillir en soi-même ». C'est peut-être l'expression la plus parfaite de mon sentiment de la vie : je me recueille en moi même. Et «ce « moi-même », cette couche la plus profonde et la plus riche en moi où je me recueille, je l'appelle « Dieu ». […] "Ecouter au dedans", ma vie n'est qu'une perpétuelle écoute "au-dedans" de moi-même, des autres, de Dieu. Quand je dis que j'écoute "au-dedans", en réalité c'est plutôt Dieu en moi qui est à l'écoute. Ce qu'il y a de plus essentiel et de plus profond en moi écoute l'essence et la profondeur de l'autre. Dieu écoute Dieu » ( 17 septembre)
« Oui, mon Dieu, tu sembles assez peu capable de modifier une situation finalement indissociable de cette vie. Je ne t'en demande pas compte, c'est à toi au contraire de nous appeler à rendre des comptes un jour. Il m'apparaît de plus en plus clairement à chaque pulsation de mon coeur que tu ne peux pas nous aider, mais que c'est à nous de t'aider et de défendre jusqu'au bout la demeure qui t'habite en nous... » (12 juillet)
Quant à Bonhoeffer, il écrit dans sa prison :
« Nous ne pouvons être honnêtes sans reconnaître qu'il nous faut vivre dans le monde – comme si Dieu n'existait pas. Et voilà justement ce que nous reconnaissons - devant Dieu, qui lui-même nous oblige à l'admettre. En devenant majeurs, nous sommes amenés à reconnaître réellement notre situation devant Dieu. Dieu nous fait savoir qu'il nous faut vivre en tant qu'hommes qui parviennent à vivre sans Dieu. Le Dieu qui est avec nous est celui qui nous abandonne (Mc 15,34). Le Dieu qui nous laisse vivre dans le monde sans l'hypothèse de travail Dieu est celui devant qui nous nous tenons constamment. Devant Dieu et avec Dieu, nous vivons sans Dieu. Dieu se laisse déloger du monde et clouer sur la croix. Dieu est impuissant et faible dans le monde, et ainsi seulement il est avec nous et nous aide. » [...] « Dans ce sens, on peut dire que l'évolution du monde vers l'âge adulte, faisant table rase d'une fausse image de Dieu, libère le regard de l'homme pour le diriger vers le Dieu de la Bible qui acquiert sa puissance et sa place dans le monde par son impuissance. » (16 juillet 1944)
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« Mon » Dieu est cependant source d'inspiration
au plus intime de nous-mêmes
Si Dieu a renoncé à intervenir dans les affaires du monde, il n'est pas absent pour autant de la destinée du monde et de chaque être humain. Il est au coeur de chacune de nos existences humaines comme une mystérieuse source d'inspiration se manifestant à travers les exigences qui montent à notre conscience, quand nous nous efforçons de vivre vrai avec nous-même et avec autrui. Ces exigences, sorte de voix intime, qui se murmurent dans le silence ou reviennent parfois avec insistance et d’une manière récurrente, Marcel Légaut les appelle motion intérieure. A travers cette inspiration venant des profondeurs de son être (commune à tous les humains) et l’appelant à vivre en vérité, il lisait (dans la foi) les traces en lui d’une « action qui n’est pas que de lui mais qui ne saurait être menée sans lui ». Il en concluait qu’on pouvait « appeler cette action qui opère en soi l’action de Dieu sans nullement se donner de Dieu – et même en s’y refusant – une représentation bien définie ». [3]
Dans son approche d'un Dieu intérieur, Marcel Légaut rejoint sans la connaître celle du grand théologien américain, Paul Tillich (1886 – 1965) pour qui « "Dieu" est une réalité qui nous est intérieure. Le divin fait partie intégrante de notre être. « Le nom de cette profondeur et de ce fondement infini et inexhaustible est Dieu. Cette profondeur est ce que le mot Dieu signifie. Si ce mot n’a pas grand sens pour vous, traduisez-le, et parlez des profondeurs de votre vie, de la source de votre être, de ce qui vous préoccupe de façon ultime, de ce que vous prenez au sérieux sans restriction. À cette fin, vous devrez, peut-être, oublier tout ce que traditionnellement vous avez appris sur Dieu, et jusqu’au mot lui-même. Mais, si vous savez que "Dieu" signifie "profondeur", vous en savez déjà beaucoup sur lui. Vous ne pouvez pas vous déclarer athée ou incroyant. Vous ne pouvez pas dire : La vie n’a pas de profondeur ! La vie est superficielle. L’être-même n’est que surface. Si vous pouvez le dire cela avec le plus grand sérieux, vous êtes "athée" sinon vous ne l’êtes pas. Celui qui connaît la profondeur connaît Dieu. »
Ainsi, à la suite de Légaut et de Tillich, puis-je dire dans un langage humain que, si Dieu n'intervient pas pas dans les problèmes de santé des hommes pour en modifier le cours, il est une mystérieuse présence, une source d'inspiration les accompagnant sans s'imposer d'aucune façon dans les décisions qu'ils ont à prendre et dans leur recherche pour donner sens à leur expérience vécue. Cela vaut aussi bien pour les malades que pour ceux qui les accompagnent. [4]
4
Dans l'expérience de la maladie
Jésus de Nazareth dont je m'efforce d'être le disciple
me montre le chemin
Remarque préliminaire : pour moi, Jésus n'est pas un Dieu incarné ; les dogmes de l'incarnation et de la Trinité datent du IVe siècle. Ce sont des représentations que je ne trouve pas dans les évangiles. Et Jésus n'a jamais eu la prétention d'être le « Fils de Dieu » au sens fort que lui donnent les premiers conciles. Ma manière d'évoquer Jésus est celle de Stanislas Breton, théologien catholique mort il a quelques années : « Jésus est l'un d'entre nous avec une intensité d'exception ». Ainsi, Jésus de Nazareth dans la relation à son Dieu m'inspire doublement :
- d'une part, dans sa manière de conduire son existence au péril de sa vie,
il n'attend pas de Celui qu'il appelait son Père une protection particulière et une intervention spéciale ; il prend ses responsabilités sachant les risques qu'il encourt. Il va au bout de ce qu'il estime être sa mission en en assumant les conséquences tragiques. Il meurt dans le silence de Dieu.
Pourtant, durant sa vie publique, on le voit constamment être en relation étroite avec Celui qu'il appelle « son Père ». Il prend régulièrement des temps de recueillement pour se ressourcer auprès de son Dieu, sa source intime et ineffable. On ne connaît pas le contenu de ces moments. Mais dans ces pauses silencieuses de réflexion sur sa mission face à son Dieu, il s'affermit intérieurement dans ses choix.
- d'autre part, dans sa manière de s'engager au service de ceux dont la santé physique, psychologique et spirituelle était compromise,
Jésus de Nazareth n'attend pas que Dieu intervienne directement, c'est de la responsabilité de l'homme de lutter contre tout ce qui altère la santé d'autrui, quelle qu'en soit la forme. Ainsi s'engage-t-il y compris en bousculant le légalisme et le ritualisme. Pour lui, l'honneur de son Dieu, c'est l'homme vivant dans toutes les dimensions de son être. Ce fut le coeur du combat de Jésus, pleinement habité par la présence de son Dieu et pleinement responsable de la conduite de sa vie et du sort de ses frères humains souffrants. J'essaie de marcher sur ses pas avec mes possibilité et mes limites.
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[1] Editions de Minuit
[2] Rivage poche/Petite bibliothèque (35 pages denses mais très lisibles) suivies d'un essai de Catherine Chalier.
[3] Devenir soi ou recherche le sens de sa propre vie, Cerf, pages 135-136
[4] J'ai amplement développé cette conviction dans mon livre : Repenser Dieu dans un monde sécularisé (Karthala 2015) et notamment dans le chapitre Croire en Dieu au coeur des tragédies humaines.
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