Islam et christianisme
Islam and Christianity
Exposé fait à l’Institut iranien de dialogue interreligieux de Téhéran
en mars 2005
John Hick
1922-2012
ancien professeur à l'université de Birmingham (Angleterre)
6 août 2015
L’islam et le christianisme sont tous deux basés sur une révélation, tous deux religions du Livre, le saint Coran révélé par le prophète Mohamed (la paix soit sur lui) et la sainte Bible révélée par un grand nombre d’écrivains différents, tous deux, avec d’autres écrits, étant l’expression du Livre céleste caché, Livre préservé, dont le Coran parle à plusieurs reprises.
La foi traditionnelle musulmane, comme je la comprends, dit que le Coran a été révélé au Prophète par l’ange Gabriel durant une période de 20 ans. Elle dit aussi que la Torah et le Nouveau Testament émanent également de Dieu mais que leurs textes ont été corrompus sur tous les points où ils diffèrent du Coran. Dans le cas du Nouveau Testament, un exemple classique en est la différence entre le Coran et l’affirmation biblique concernant la mort de Jésus sur la croix.
Pour un chrétien moderne, la question est plus complexe que cela. Premièrement les théologiens chrétiens font fréquemment remarquer que notre révélation n’est pas contenue dans un livre, mais dans la personne de Jésus (la paix soit sur lui). Néanmoins nous ne connaissons Jésus que par le Nouveau Testament, surtout les quatre évangiles. Durant des siècles jusqu’à il y a envions 150 ans, il était presque universellement admis par les chrétiens que ceux-ci étaient des témoignages de la vie et de l’enseignement de Jésus contemporains des événements relatés et historiquement fiables. Mais les études historiques modernes du Nouveau Testament ont mené à la conclusion généralement admise que l’évangile le plus ancien est celui de Marc, écrit aux environs de l’an 70, donc environs 40 ans après la temps de Jésus. Les évangiles de Matthieu et de Luc ont été écrits dans les années 80. Ils suivent Marc comme leur principale source ainsi qu’une autre source – dont certains discutent l’existence – nommée Q et d’autres sources propres à chacun. L’évangile de Jean a été écrit vers la fin du 1er siècle, environs 70 ans au moins après le temps de Jésus. Aucun des 4 évangiles n’a été écrit par un témoin oculaire de la vie de Jésus ; ils dépendant tous de traditions orales évidemment repensées dans la première communauté chrétienne, les évangélistes présentant leurs matériaux selon leurs propres points de vue. Il en est résulté une situation selon laquelle des discussions et des désaccords sans fin ont lieu pour savoir si telle ou telle parole ou action attribuée à Jésus dans les évangiles est ou non historiquement authentique.
Du point de vue des biblistes modernes, le Nouveau Testament contient effectivement des paroles et des actions douteuses attribuées à Jésus. Ce n’est pas que le texte original en aurait été corrompu ou falsifié mais à cause du fait que les rédactions des évangiles se sont étendues sur deux ou trois générations après les événements et à une époque où l’idée de vérité historique n’existait pas encore.
La différence entre islam et christianisme en ce qui concerne leurs textes sacrés est donc que le christianisme fait de la place pour la discussion et la diversité des opinions pour l’élaboration du texte alors que l’islam ne connaît aucune incertitude sur le texte lui-même mais fait de la place à la discussion et à la diversité des opinions pour son interprétation.
Il est vrai que durant des siècles les chrétiens pensaient en général, comme le fameux prédicateur évangélique Billy Graham l’a dit une fois : « la Bible est un livre écrit par Dieu par l’intermédiaire de 60 secrétaires ». Il y a toujours un bon nombre de chrétiens qui adhèrent à cette idée, notamment en Afrique et au Sud des Etats-Unis. Mais au niveau universitaire l’accord se fait sur l’importance de la contribution humaine dans la rédaction des Écritures. Les 4 évangiles, les lettres de Paul et les autres livres du Nouveau Testament reflètent la situation culturelle et politique dans laquelle ils ont été écrits, les idées religieuses et les pratiques du judaïsme de leur temps, la conception du monde que l’on avait au 1er siècle dans le monde méditerranéen et les préoccupations des évangélistes et de leurs communautés.
Il me semble, en effet, que toute révélation divine adressée à l’humanité doit évidemment être comprise par les humains. Pour cela, elle doit être transmise par un esprit humain, être exprimée dans un langage humain qui est forcément le produit de la culture particulière d’une région particulière du monde à une époque particulière de l’histoire humaine. Cela ne récuse pas une authentique révélation, mais que cette révélation est obligatoirement transmise par des êtres humains qui vivent et pensent dans une réalité historique particulière.
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Dans la Bible il y a deux conceptions de Dieu et de sa volonté pour l’humanité très différentes et même incompatibles.
La Torah rapporte qu’à leur arrivée dans le pays de Canaan après leur sortie d’Égypte, les Israélites combattirent la tribu des Amorites et
« le Seigneur l'Éternel fit tomber du ciel sur eux de grosses pierres et ils périrent ; ceux qui moururent par les pierres de grêle furent plus nombreux que ceux qui furent tués avec l'épée par les enfants d'Israël. » (Josué 10.11).
Ensuite, Dieu arrêta le soleil dans le ciel pendant un jour entier afin que les Israélites aient le temps de vaincre les Amorites (10.15).
Plus tard, lors de leur bataille contre Amalek, Dieu ordonna aux Israélites :
« Va maintenant, frappe Amalek, et dévouez par interdit tout ce qui lui appartient ; tu ne l'épargneras point, et tu feras mourir hommes et femmes, enfants et nourrissons, bœufs et brebis, chameaux et ânes. » (I Samuel 15.3)
On a ici l’image d’un Dieu tribal guerrier. Mais il en est un autre très différent dans les livres plus récents des Écritures hébraïques. Celui-là est présenté comme le Seigneur universel, miséricordieux et compatissant à tous – et pas seulement aux Israélites.
Comme le dit un Psaume :
« Autant les cieux sont élevés au-dessus de la terre,
Autant sa bonté est grande pour ceux qui le craignent ;
Autant l'orient est éloigné de l'occident,
Autant il éloigne de nous nos transgressions. » (Psaume 103.11)
Dans cette tradition-là et dans l’enseignement de Jésus, Dieu est un Dieu d’amour et de compassion et nous devons promouvoir ces qualités dans le monde.
Jésus a dit :
« Vous avez entendu qu’il a été dit : tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi, mais je vous dis : aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent afin que vous soyez fils de votre Père qui est dans les cieux, car il fait lever son soleil sur les mauvais et sur les bons et pleuvoir sur les justes et les injustes » (Matthieu 5. 43-45)
Plus loin dans le Nouveau Testament, il est écrit :
« Dieu est amour… celui qui n’aime pas son frère qu’il voit, comment peut-il aimer Dieu qu’il ne voit pas » (I Jean 4. 7, 20).
Cette diversité qui est celle de la Bible fait que nous sommes inévitablement amenés à sélectionner les passages que nous lisons, consciemment ou inconsciemment.
Certains juifs et certains chrétiens se réfèrent au Dieu violent et vengeur ; d’autres – le plus grand nombre aujourd’hui – au Dieu très différent de l’Amour.
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Je voudrais dire un mot de la manière dont le principe de la médiation humaine doit s’appliquer également à la formation du Coran.
Il est écrit dans une langue humaine particulière qui est l’arabe. Son arrière-plan religieux est la rupture décisive du Prophète avec le polythéisme arabe. Il fait écho à l’histoire du Prophète lui-même et à celle de la nouvelle communauté musulmane de La Mecque qui combattait ceux qui s’efforçaient de détruire la nouvelle foi, l’Hégire (fuite en l’an 622 vers Médine), le retour triomphal à La Mecque, la vie sociale de la nouvelle communauté et son opposition à la culture traditionnelle de l’Arabie de ce temps.
Il y a pourtant une différence significative entre le Coran et les Évangiles chrétiens.
Dans l’Arabie de l’époque – qui était le lieu de naissance du Prophète – tout le système commercial et politique de La Mecque était relié à la religion polythéiste. L’aristocratie marchande qui était au pouvoir tirait son autorité du lieu saint de la Kaaba qui engendrait des pèlerinages et un commerce lucratif. Dans ces conditions la révélation monothéiste du Prophète provoquait inévitablement des conséquences qui mettait gravement en question le système existant. On comprend que les importantes réformes sociales exigées par la nouvelle foi aient entraîné la résistance violente de la classe sociale dirigeante de la Mecque, qui ait obligé la petite communauté musulmane à s’enfuir à Médine (l’Hégire). C’est dans ces conditions qu’est né un État islamique pour lequel le Coran contient un nombre important de règles sociales comme l’observance des traités, le fonctionnement du commerce, des emprunts, du mariage et du divorce, les sanctions des crimes, les règles d’une guerre juste etc.
Contrairement à ceci, les Évangiles ne contiennent aucun enseignement concernant le fonctionnement de la société. Jésus n’avait, en effet ni pouvoir ni responsabilité politique. Il vivait dans une région occupée par la puissance étrangère de Rome et il semble avoir attendu une fin imminente du monde présent et l’avènement du Règne de Dieu.
La première Église, telle qu’elle apparaît dans les lettres de Paul, a persévéré dans la même idée, que l’on voit, il est vrai, décliner progressivement dans les textes plus tardif du Nouveau Testament, au fur et à mesure que la Fin du monde tarde à venir et que la communauté chrétienne doit vivre dans un environnement devenu hostile.
Mais l’annonce de la fin du monde signifiait, dans l’enseignement de Jésus, qu’il n’avait pas le but d’élaborer les lois d’un État national indépendant et organisé. Les principes de justice sociale et de paix étaient certainement présents dans son enseignement moral fondamental tourné vers l’avenir et de nombreuses Église s’efforcent aujourd’hui de les adapter à la société. Mais dans l’enseignement de Jésus lui-même, ils sont restés implicites. C’est seulement quatre siècles plus tard, lorsque le christianisme est devenu la religion de l’Empire romain et que l’Église et l’État ont pratiquement fusionné, que les évêques chrétiens et les abbés sont devenus des autorités politiques et ont pris part au gouvernement de la société.
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Une question importante qui se pose aux deux religions, est de savoir si les normes sociales et les pratiques du christianisme dans l’Empire romain et de l’islam dans ses premières décennies après l’Hégire, sont de volonté divine pour tous les temps ou n’étaient valables qu’à leur époque.
Dans le cas du christianisme, certaines lois et normes sociales élaborées au temps de l’Empire romain et des siècles suivants sont considérées comme toujours valables aujourd’hui et beaucoup d’autres non. Un grand nombre d’entre elles sont considérées comme obsolètes dans la mesure où elles présupposent une culture et un niveau de connaissances humaines que nous avons dépassées. Durent des siècles les Églises ont persécuté et mis à mort les Juifs et il y a eu des époques où elles vivaient en toute sécurité sous la loi islamique. Durant des siècles les chrétiens ont cru en la sorcellerie et des milliers de femmes ont été tenues pour des sorcières, persécutées et souvent mises à mort ce que l’on considérerait aujourd’hui comme des meurtres. A certaines époques si quelqu’un s’avisait de mettre en question une des doctrines de l’Église, il était traité d’hérétique et nombre d’entre eux ont été effectivement brûlés ou pendus, ce qui serait évidemment considéré aujourd’hui comme un meurtre.
Durant deux siècles et demi et jusqu’à son abolition au 18e siècle, les Anglais et les Américains – soutenus en cela par les Églises - ont admis que l’esclavage était voulu par Dieu.
Plus récemment l’Église réformée d’Afrique du Sud défendait l’apartheid au nom de la Bible (Exclue, il est vrai, pour cette raison de l’Alliance Réformée Mondiale. Note de G.C.).
Ces pratiques étaient incompatibles avec l’enseignement fondamental de Jésus qui disait de traiter les autres comme on voudrait être traité soi-même et de refléter l’amour et la miséricorde divines dans notre conduite à l’égard des autres.
C’est ainsi que le christianisme d’aujourd'hui – à l’exception il est vrai de son extrême droite conservatrice – distingue clairement d’une part les principes éthiques de Jésus et d’autre part les règles faillibles et changeantes de certaines sociétés humaines dans certains endroits et à certaines époques.
Je voudrais poser la question de savoir si une telle distinction peut être faite dans l’islam. Ce serait, me semble-t-il le cas des savants musulmans qui distinguent d’une part les vérités religieuses fondamentales révélées dans les premières sourates de la Mecque, qui sont éternellement valides et d’autre part les développements ultérieurs de règles sociales du temps de la seconde période de Médine dont la situation culturelle, politique et historique n’existe plus aujourd'hui.
Il y a aussi la question de ce que signifient les valeurs de justice et de droiture. Il me semble que de nombreux penseurs musulmans qui condamnent l’esclave pratiqué jadis dans l’islam disent qu’il s’agissait d’une époque particulière et que son abolition qui était alors impossible l’est devenue au temps favorable. La question de la différence entre la validité éternelle et l’adaptation progressive de pratiques sociales du passé est, je le sais, controversée dans l’islam. Mais certaines de pratiques de la charia, comme la lapidation de quelqu’un d’adultère – bien que le Coran n’en parle pas – figure dans la loi iranienne mais n’est pas pratiquée. La mutilation de la main d’un voleur est effectivement mentionnée dans le Coran (5.38). Elle est pratiquée en Arabie saoudite et figure dans la loi de certains autres pays, y compris en Iran, dont je comprends qu’elle n’est pourtant que très rarement mise en pratique. C’était une pratique préislamique qui était acceptée au temps du Prophète et qui date d’une époque qui ignorait le système pénitentiaire qui existe aujourd’hui et qui permet une graduation des peines avec la modulation de la longueur de l’emprisonnement. J’imagine qu’avec l’évolution du code pénal ces pratiques cruelles disparaîtront.
De toutes façons il me semble, à moi qui ne suis pas musulman mais qui ai tout de même étudié le Coran, que son message est puissant et saisissant parce qu’il est celui de la grâce et de la miséricorde absolues d’Allah. Chaque sourate invoque le nom d’Allah miséricordieux et compatissant. A travers tout le Coran on trouve des affirmations comme
« Si vous craignez Allah, Il vous accordera la faculté de discerner (entre le bien et le mal), vous effacera vos méfaits et vous pardonnera. Et Allah est le Détenteur de l'énorme grâce. » (8.29)
« La bonne action et la mauvaise ne sont pas pareilles. Repousse (le mal) par ce qui est meilleur; et voilà que celui avec qui tu avais une animosité devient tel un ami chaleureux. » (41.34)
« A l'exception des impuissants : hommes, femmes et enfants, incapables de se débrouiller, et qui ne trouvent aucune voie : A ceux-là, il se peut qu'Allah donne le pardon. Allah est Clément et Pardonneur. » (4..98-99)
« Et implorez le pardon de votre Seigneur et repentez-vous à Lui. Mon Seigneur est vraiment Miséricordieux et plein d'amour » (11.90)
« C'est Lui, certes, le Repentant et le Miséricordieux! » (2.54)
Allah est aussi infini en miséricorde qu’en puissance. Ce message fondamental de la grâce et de la miséricorde d’Allah ne devrait-il pas être reflété par les règles et les lois des sociétés musulmanes ?
Il y a dans le christianisme le même message de l’amour infini de Dieu et la même incapacité des nations chrétiennes à le refléter dans leur histoire. Il n’y a aujourd’hui rien de chrétien dans la destruction de l’Irak ou le traitement des prisonniers dans la prison d’Abou Ghraib de Bagdad, dans celle de Guantanamo ou dans le soutien qu’apportent les Etats-Unis au traitement infligé par Israël aux Palestiniens fortement encouragé par une majorité fondamentaliste. Et pourtant aussi bien dans l’islam que dans le christianisme de telles choses ont été justifiées pour des raisons tirées de la Bible ou du Coran. Je pense que nous avons tous besoin d’être plus ouverts à de nouvelles manières de voir alors que nos sociétés se développent.
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Le terme de « fondamentalisme » désigne parfois un état d’esprit, parfois une manière de comprendre les Écritures saintes et très souvent les deux.
- En tant qu’état d’esprit, il veut dire dogmatisme, intolérance, recherche constante de s’imposer aux autres et inclination à la violence verbale et parfois physique. Cette mentalité se retrouver dans chacune des grandes religions du monde et même dans les milieux purement laïcs. Il peut y avoir des fondamentalistes athées qui n’ont pas d’Écritures saintes.
- En tant que manière de comprendre l’Écriture, le fondamentalisme ne pratique pas une lecture critique, ne tient pas compte des circonstances humaines où la révélation a eu lieu et sélectionne toujours certains versets du texte auxquels ils accorde toute l’autorité et ignore ceux qui disent le contraire.
Dans le christianisme on est familier avec le terme « fondamentalisme chrétien » pour désigner les deux attitudes et il me semble préférable d’employer le terme équivalent de « fondamentalisme musulman » plutôt que celui d’ « islamisme » qui est courant en occident : nous n’appelons pas, en effet, nos fondamentalistes des « christianistes ». D’ailleurs le terme d’ « islamistes » désigne les extrémistes violents qui justifient leurs actions par une lecture sélective du Coran et prétendent représenter le véritable islam.
Je comprends parfaitement que des peuples opprimés en Palestine, en Irak ou ailleurs, affrontés à l’énorme puissance de feu des tanks et des hélicoptères de combat soient réduits aux ultimes formes de résistance qui leur restent, y compris les attentats suicides – qui ont été premièrement accomplis par les pilotes kamikazes japonais durant la seconde Guerre mondiale. Mais lorsque ces attentats cessent d’être une action de guerre et deviennent du terrorisme, tuant des hommes innocents, des femmes et des enfants, je pense qu’ils ne peuvent pas être moralement et religieusement justifiés.
Le fils d’un de mes amis a été tué en 2002 dans l’attentat de Bali qui a été attribué à des extrémistes « islamistes ». Lui et ses amis étaient des touristes civils non politisés et complètement innocents. Les avoir tués dans le cadre d’une opposition systématique à l’Occident, me semble injustifiable. Je dirais la même chose concernant les bombardements de villes effectués par les armées de nations chrétiennes dans lesquels un grand nombre de civils, hommes, femmes et enfants sont tués.
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Questions théologiques
- La question de Jésus. La doctrine chrétienne officielle a été établie au concile de Chalcédoine en l’an 451. Elle dit que Jésus-Christ était à la fois Dieu et homme ; il avait deux natures complètes, une divine et l’autre humaine. Cette doctrine implique le dogme de la Trinité, qui dit que Jésus est Dieu le Fils, seconde personne incarnée de la divine trinité. Cette doctrine est restée depuis lors la croyance orthodoxe et ceux qui,jadis,l’ont mise en question et aujourd'hui encore dans l’Église catholique, ont été souvent persécutés et traités d’hérétiques.
Mais depuis plusieurs décennies, les études historiques modernes du Nouveau Testament et de l’histoire de la première Église ont considérablement renouvelé la réflexion et ont amené à une nouvelle compréhension de ces doctrines.
Il est désormais largement admis parmi les spécialistes du Nouveau Testament que Jésus lui-même, en tant qu’individu historique, ne s’est jamais considéré comme divin et n’a jamais enseigné quoi que ce soit qui ressemble à cette doctrine de l’Incarnation.
Dans certains passages du Nouveau Testament Jésus semble mentionner sa divinité, par exemple :
« Celui qui m’a vu a vu le Père »,
« le Père et moi nous sommes un »,
« je suis le chemin, la vérité et la vie, personne ne vient au Père que par moi ».
Ces versets sont tous dans l’Évangile de Jean et il est largement admis qu’ils ne peuvent pas avoir été prononcés par le Jésus historique, mais lui ont été attribués par l’auteur chrétien vers la fin du 1er siècle, environs 70 ans après le temps de Jésus et qu’ils expriment donc la foi qui se développait dans l’Église de cette époque.
Laissez-moi citer certains biblistes actuels qui admettent la doctrine orthodoxe de l’Incarnation mais ne croient pas que Jésus l’ait lui-même enseignée.
- Le professeur Charles Moule de l’Université de Cambridge, qui est le doyen des biblistes conservateurs de Grande Bretagne, écrit à propos des textes de Jean que je viens de citer :
« L’idée que Jésus a affirmé lui-même sa propre divinité dans les textes du 4e Évangile est absolument discutable » (The Origin of Christology, 1977.)
- Michael Ramsay, l’ancien archevêque de Cantorbéry, qui était aussi un éminent spécialiste du Nouveau Testament, a écrit :
« Jésus n’a pas affirmé sa propre divinité » (Jesus and the Living Past, 1980).
- Le professeur James Dunn de l’Université de Durham dont les opinions sont généralement conservatrices, dit :
« il n’y a pas de preuve réelle dans les premiers textes concernant Jésus de ce que l’on pourrait appeler honnêtement une conscience de sa divinité » (Christology in the Making, 1980).
D’ailleurs le plus ancien évangile qui est celui de Marc, Jésus dit :
« Pourquoi m’appelez-vous bon ? Personne n’et bon si ce n’est Dieu seul » (Marc 10.18).
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« Fils de Dieu »
La science historique moderne a jeté sur ce terre aussi une nouvelle lumière. On sait maintenant qu’il était une métaphore courante dans le judaïsme. Israël dans son ensemble était appelé fils de Dieu. Adam était appelé fils de Dieu, ainsi que les anges et les rois d’Israël dont la formule de couronnement était :
« Tu es mon fils, en ce jour je t’ai engendré » (Psaume 2.7).
Et tout juif pieux pouvait être appelé fils de Dieu pour dire qu’il était proche de Dieu, qu’il faisait la volonté de Dieu, peut-être qu’il était chargé d’une mission spéciale pour Dieu. Mais il était clair qu’il s’agissait d’une métaphore et non d’un titre à prendre littéralement. Jésus lui-même le comprenait ainsi lorsqu’il disait de pardonner nos ennemis :
« afin d’être fils de votre Père qui est dans les cieux » (Matthieu 5.45).
Et dans la prière qu’il a lui-même enseignée, on s’adresse à Dieu comme
« Notre Père qui es aux cieux »
On peut donc tous parler de Dieu comme de notre Père.
Mais ce qui s’est produit entre le temps de Jésus et le développement complet de la doctrine trinitaire est que l’appellation métaphorique fils de Dieu a reçu le sens métaphysique de fils de Dieu, 2e Personne de la divine Trinité. C’est cette évolution de sens qui est aujourd'hui mise en question par de nombreux théologiens chrétiens.
Dans la première Église (voir sur ce site) une division est tôt apparue entre d’une part les judéo-chrétiens basés à Jérusalem qui appartenaient encore au judaïsme et qui voyaient Jésus comme un humain ayant une vocation divine et d’autre part la tendance paulinienne qui emmenait le mouvement de Jésus bien au-delà du judaïsme jusque dans le monde hellénistique et élevait Jésus à un statu divin. A partir de ce moment, la théologie chrétienne dominante s’est développée dans le style hellénistique.
Mais le grand historien du christianisme Adolf von Harnack, suivi par de nombreux autres biblistes, a pensé que le judéo-christianisme avait perduré à l’est de Jérusalem, en Syrie et peut-être jusqu’en Arabie de sorte que la conception d’un Jésus grand serviteur de Dieu pourrait bien avoir été connue en Arabie au temps du Prophète de l’islam. Ceci est un sujet de débat incertain parmi les historiens, mais il est vrai que l’image judéo-chrétienne de Jésus ressemble beaucoup à ce que l’on trouve dans le Coran, à tel point que certains ont supputé que l’image que le Prophète avait de Jésus pourrait bien avoir été celle du judéo-christianisme.
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Ma propre compréhension de Jésus n’est pas celle de Dieu incarné – celle de la 2e personne incarnée de la divine Trinité – mais plutôt celle d’un être humain. Elle ne diffère de celle du Coran que sur deux points.
- L’un est celui de la conception virginale de Jésus par Marie. On lit dans le Coran :
« Elle dit : Seigneur! Comment aurais-je un enfant, alors qu'aucun homme ne m'a touchée ?
C'est ainsi, dit-Il. Allah crée ce qu'Il veut. (3.47)
Ce passage est semblable au récit de l’évangile de Matthieu :
« Marie, sa mère, ayant été fiancée à Joseph, se trouva enceinte, par la vertu du Saint-Esprit, avant qu'ils aient habité ensemble. » (Matthieu 1.18).
Ainsi qu’à celui de Luc (1.25).
Mais dans l’ensemble du Nouveau Testament ce récit n’a qu’une base très fragile. Il n’est mentionné que dans ces deux évangiles relativement tardifs, écrits 80 ans ou davantage après l’événement et il semble être inconnu de tous les autres auteurs du Nouveau Testament, y compris les plus anciens. Pour cette raison et aussi à cause du fait que les récits de naissances miraculeuses étaient fréquents dans l’ancien monde pour les personnages importants (ainsi pour le Bouddha, Zoroastre et de nombreux personnages grecs et romains) de nombreux biblistes doutent de l’historicité de ce récit. Pour ces raisons je ne crois pas, moi-même, à la conception virginale de Jésus.
- Le second point sur lequel je diffère de l’enseignement du Coran sur Jésus est celui de sa crucifixion. Le Coran dit :
« Ils disent : Nous avons vraiment tué le Christ, Jésus, fils de Marie, le Messager d'Allah... Or, ils ne l'ont ni tué ni crucifié mais ce n'était qu'un faux semblant. » (4.157)
La raison en est, je présume, qu’un si grand serviteur et messager de Dieu ne pouvait avoir été tué par des mains humaines. Mais je voudrais remarquer – de façon absolument non polémique – que le Coran dit aussi :
« Muhammad n'est qu'un messager - des messagers avant lui sont passés - S'il mourait, donc, ou s'il était tué, retourneriez-vous sur vos talons ? Quiconque retourne sur ses talons ne nuira en rien à Allah et Allah récompensera bientôt les reconnaissants. » (3.144)
Le même principe devrait s’appliquer à Jésus. Historiquement, il est difficile de critiquer la version du Coran dans la mesure où il aurait été fort difficile pour les observateurs de l’époque de faire la différence entre Jésus sur la croix et son apparence. A moins que quelqu’un ait été crucifié à sa place. Mais les références historiques de son exécution, celles du Nouveau Testament et celles du monde romain non-chrétien (Josèphe et Tacite) disent clairement qu’il a été exécuté par les Romains qui étaient, pour la chose, fort efficaces et peu susceptibles d’erreur sur la personne.
Pour les chrétiens orthodoxes qui croient que la mort de Jésus était nécessaire au salut à cause du péché des hommes et que la résurrection démontrait sa dignité, l’affirmer est évidemment vital.
Mais parce qu’avec bien d’autres savants chrétiens d’aujourd’hui, je ne crois pas personnellement que la résurrection de Jésus soit un événement corporel ni que sa mort soit nécessaire au salut à cause du péché de l’homme, sa mort sur la croix n’est pas, pour moi, d’une importance vitale. Mais je l’admets à cause de son évidence historique.
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Je ne rejette pourtant pas totalement l’idée d’incarnation divine mais je luii donne un sens métaphorique. On dit que Winston Churchill incarnait la volonté britannique de résistance à Hitler en 1940 pour dire qu’elle était exprimée de manière exemplaire dans son attitude. On pourrait dire de même de manière métaphorique que lorsqu’un être humain s’implique profondément en ce monde dans la volonté de Dieu, il personnifie, il incarne cette Volonté dans le monde.
Je sais que ce mot d’ « incarnation » est étranger à la pensée musulmane, mais je pense que le concept ne l’est pas forcément : le concept de Dieu peut être personnifié dans des actions humaines. Après tout, la pensée islamique connaît des métaphores comme « l’âme d’Allah » pour parler de Jésus, « le sang d’Allah » pour désigner le troisième imam shiite et dans le Coran on trouve l’expression métaphorique « la main d’Allah ».
J’ai même écrit un livre qui vient d’être réédité qui se nomme « The Metaphor of God Incarnate » (la Métaphore de Dieu incarné).
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Une autre importante différence théologique entre l’islam et le christianisme orthodoxe et celle de la Chute initiale de l’humanité en raison du « péché originel » dont la rédemption exige le sacrifice du sang du Christ, alors que l’islam enseigne le fait que nous sommes faibles et faillibles et que nous avons besoin du pardon de Dieu qui vient uniquement de sa grâce. Tous les chrétiens ne croient pas de nos jours au péché originel et au besoin du salut par le sang du Christ. Moi-même, comme bien d’autres, je suis la pensée d’un théologien de l’Église ancienne Irénée, plutôt qu’Augustin, pour dire que l’humanité a été créée faible et immature, capable de grandir par l’expérience de la vie en ce monde jusqu’à parvenir ultimement à l’état voulu par Dieu.
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En conclusion je dirai qu’il y a des incompatibilités entre l’islam et le christianisme et des choses qui sont différentes mais qui ne sont pas incompatibles. Islam et christianisme peuvent coexister côte à côte en paix et dans un enrichissement mutuel.
En tant que théologien je fais partie du mouvement libéral du christianisme contemporain. Comme c’est le cas pour l’islam, ce mouvement est actuellement minoritaire, fortement critiqué à la fois par le Vatican et par les évangéliques fondamentalistes. Mais je pense qu’à long terme il apportera un changement d’état d’esprit : le christianisme majoritaire parviendra à comprendre qu’il ne représente pas la seule et unique vérité mais qu’il n’est qu’une tendance parmi bien d’autres, le judaïsme et l’islam en étant d’autres encore, même s’il subsistera toujours dans l’Église des éléments fondamentalistes qui excluent tous les autres.
Et j’espère vraiment qu’à long terme, un développement analogue aura lieu dans l’islam.
Traduction Gilles
Castelnau
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