Le Royaume
Emmanuel Carrère
Éd. P.O.L.
640 pages – 23,90 €
Jacques Musset
26 octobre 2014
Peut-être avez-vous lu l'un des livres les plus remarqués de la rentrée littéraire : Le royaume d'Emmanuel Carrère. Sinon, engouffrez-vous y sans tarder, des bonheurs vous attendent ! De l'immense fresque que son auteur brosse des commencements du christianisme, je retiens ici la haute figure de Jésus de Nazareth, qu'il évoque en la dépoussiérant des discours dogmatiques, pieux et ennuyeux. Comme il est revigorant d'entendre l'agnostique redonner chair au Galiléen !
1° Intensément présent sans être le sujet principal
Certes, le thème fondamental de l'ouvrage ne porte pas directement sur Jésus. Il est centré sur les origines du christianisme, entre la mort de Jésus, an 30, et la fin du 1er siècle de notre ère, et plus particulièrement sur deux éminents acteurs de la diffusion de l'Evangile dans l'empire romain : Paul de Tarse, l'ancien persécuteur devenu ardent disciple, qui fonda de nombreuses Eglises sur le pourtour de la Méditerranée et Luc, son compagnon durant quelques années, son « biographe » à travers le récit des « Actes des apôtres » et l'auteur tardif d'un des quatre évangiles. E. Carrère a choisi ces deux figures majeures des premiers pas du christianisme, car elles sont pour lui, comparées aux autres témoins de l'époque, des symboles d'ouverture et de fidélité créatrice. Il ne tait pas pour autant leurs limites et notamment celles de Paul en dépit du génie qu'il lui reconnaît.
Par ailleurs, E. Carrère, dans son récit, n'a pas de prétention historique ni exégétique au sens strict des termes. Certes, il s'est énormément documenté sur le judaïsme, l'événement Jésus et le christianisme naissant du 1er siècle de notre ère. Le lecteur apprendra une foule de choses, racontées avec quelle maestria ! Mais notre auteur est avant tout un conteur, qui, bien que passionné par son sujet (on verra pourquoi par la suite), n'hésite pas à prendre des libertés vis à vis de l'histoire, s'autorise à suppléer aux blancs de ses sources et aussi s'implique personnellement en se donnant le droit de réagir sans crier gare aux propos et à la conduite de ses personnages. Ce qui ne manque pas de sel. C'est pour cela que son récit de 600 pages est extrêmement vivant, son style, fluide, alerte et plein d'humour comme à l'habitude. On le lit du début à la fin avec le vif intérêt qu'on porte à une histoire pleine de promesses, d'intrigues, de rebondissements, de périls, de déceptions, d'incertitudes, de relations tendues, malaisées, embrouillées, le tout débouchant finalement sur des fruits imprévus et inattendus.
2° Un Jésus engagé dans une pratique de compagnonnage et de libération
Cela dit, sans être le sujet principal du récit – il impressionne trop notre auteur qui « reste coi » devant sa figure, Jésus de Nazareth y est fortement présent, surtout dans la seconde moitié du livre, à l'occasion des péripéties et des aventures de Paul et de Luc, mêlées à celles des autres membres de la voie chrétienne, avec lesquels Paul n'hésite pas à croiser le fer. Car entre les tenants du christianisme de Jérusalem qui vit encore dans les langes du judaïsme et ceux qui comme Paul et Luc se sont affranchis des prescriptions de la Loi, le torchon brûle plus d'une fois et les tensions sont vives. Qui prêche le vrai Jésus ? Comment le savoir ?
E. Carrère profite de ces affrontements pour dessiner par touches successives, à l'école de Luc l'évangéliste, la figure concrète et unique du nazaréen que les travaux savants des exégètes ont mise en relief depuis plus de deux siècles. Il prend plaisir à rappeler les audaces de Jésus face à la religion de son temps, lesquelles sont mises en veilleuse par la communauté de Jérusalem qui n'arrive pas à se dépêtrer des prescriptions de la Loi. Paradoxalement, c'est un frère de sang de Jésus, qui en est le chef, le très conservateur Jacques. A croire que la famille de Jésus qui le prenait pour un fou de son vivant n'a guère évolué. Carrère n'est pas en reste non plus avec la doctrine prêchée par Paul dans laquelle l'humanité de Jésus est quasiment absente au profit de considérations de haut vol qui exaltent incessamment un Christ ressuscité, glorieux, assis à la droite de Dieu. Par souci de vérité, notre auteur, se référant à l'évangile de Luc datant de la fin du 1er siècle, redonne corps au Jésus aseptisé des chrétiens de Jérusalem et à celui éthéré des lettres de Paul. Il lui restitue son épaisseur d' humanité, en le montrant engagé dans un combat sans concession contre sa propre religion légaliste et ritualiste qui asservit, marginalise, condamne et exclut. A l'opposé, Jésus offre et redonne confiance, dignité et reconnaissance aux humiliés et aux moins que rien. Le Jésus de Carrère est un homme qui se mouille à ses risques et périls ( au point d'y laisser sa peau) en accomplissant les travaux pratiques des paroles de libération qu'il sème à tous vents, paroles inoubliables qui atteignent au cœur l'écrivain.
Jugez-en vous mêmes avec ces trop brefs extraits :
Sur un Jésus incarné et enraciné dans la glaise humaine : c'est un « homme qui [a] mangé, bu, chié, marché sur des chemins caillouteux en compagnie de types illettrés et naïfs à qui il racontait des histoires de voisins querelleurs et de percepteurs repentants » (456)
Sur les compagnonnages qu'affectionne Jésus : « L'amour du Christ n'a jamais caché être venu pour les percepteurs, collabos, psychopathes, pédophiles, chauffards qui prennent la fuite, types qui parlent tout seuls dans la rue, alcooliques, clochards, skinheads capables de foutre le feu à un clochard, bourreaux d'enfants, enfants martyrs qui devenus adultes martyrisent leurs enfants à leur tour... Je sais, il est scandaleux de mélanger bourreaux et victimes, mais il est essentiel d'entendre que les brebis du Christ ce sont les deux.[...] Ses clients, ce ne sont pas seulement les humbles, mais aussi, mais surtout ceux qu'on hait et méprise, ceux qui se haïssent et se méprisent eux-mêmes et qui ont de bonnes raisons pour cela. Avec le Christ, on peut avoir tué sa famille, on peut avoir été la dernière des crapules, rien n'est perdu. Si bas que vous soyez descendu, il viendra vous chercher, ou alors ce n'est pas le Christ ». (433)
« Pauvres, humiliés, Samaritains, petits de toutes les sortes de petitesse, gens qui se considèrent eux-mêmes comme des pas grand-chose : le Royaume est à eux, et le plus grand obstacle pour y entrer, c'est d'être riche, important, vertueux, intelligent et fier de son intelligence ». (427)
Sur le secret du Royaume qu'annonce Jésus en paroles et en actes : « C'est une graine qui germe en terre, dans le noir, à l'insu de tous, mais aussi un arbre immense dans lequel les oiseaux font leurs nids. Le Royaume est à la fois l'arbre et la graine, ce qui doit advenir et ce qui est déjà là. Ce n'est pas un au-delà, plutôt une dimension de la réalité qui le plus souvent demeure invisible mais quelquefois, mystérieusement affleure, et dans cette dimension il y a peut-être quelque chose à croire, contre toute évidence, que les derniers sont les premiers et vice-versa. » (426-427)
Certes, Carrère trouve Jésus parfois trop radical dans ses appels et exigences. Peut-être n'a-t-il pas pris suffisamment la mesure du contexte historique dans lequel le nazaréen a délivré son message. Il annonçait la venue imminente du règne de Dieu qui allait, d'une manière décisive, mettre les pendules à l'heure en fonction de l'accueil qu'on lui réserverait. Pour Jésus, il fallait choisir sans barguigner, sans hésiter ; ensuite il serait trop tard. Le bon choix, c'était d'opter résolument pour la voie qu'il préconisait. En fait, le grand soir annoncé par Jésus n'est pas arrivé et ses disciples tâchent depuis vingt siècles d'incarner tant bien que mal ses appels dans l'épaisseur et les ambiguïtés de l'histoire et de leur parcours singulièr. Si l'abrupt des exigences évangéliques est de fait inatteignable tel quel, il leur sert de lanterne. E. Carrère a raison de flairer l'impasse pour qui voudrait soumettre son existence à la lettre des préceptes évangéliques. Ce fut son cas, un quart de siècle auparavant, durant ses trois ans d'addiction sévère au christianisme officiel qu'il raconte dans les cent cinquante premières pages de son livre. Il croyait y trouver une réponse au malaise intérieur qui le rongeait. Il a fini, épuisé, par s'en guérir, en laissant tomber la conception virginale de Jésus, ses miracles, sa résurrection, sa divinité ainsi que tout le catéchisme dogmatique et moralisant de Jean-Paul II.
Cependant, se gardant de jeter le bébé avec l'eau du bain, Carrère demeure aujourd'hui étonnamment sensible à la petite et discrète musique du message évangélique centré sur l'amour du prochain, le vivre vrai et la liberté intérieure. Se serait-il autrement lancé dans l'énorme chantier du Royaume ? Non, répond-il. Heureuse crise qui nous a valu un tel ouvrage ! Si notre auteur continue à penser que Jésus met parfois la barre trop haut, sachant par expérience qu'il n'est pas capable de l'atteindre – mais qui le peut ? -, qu'il ne pourra jamais être à la hauteur, vu son tempérament et ses désirs, ses limites, sa paresse et ses fragilités, il ne s'afflige, ne se décourage ni se culpabilise. En racontant la parabole du pharisien et du publicain, il s'identifie au publicain; il ne s'agit pas d' une posture de facilité mais d'un aveu émouvant d'authenticité. En cela ne continue-t-il pas à être à sa façon un vrai disciple de Jésus ?
Il s'interroge aux ultimes lignes de son livre : « Ce livre que j'achève, je l'ai écrit de bonne foi, mais ce qu'il tente d'approcher est tellement plus grand que moi que cette bonne foi, je le sais, est dérisoire. Je l'ai écrit encombré de ce que je suis : un intelligent, un riche, un homme d'en haut : autant de handicaps pour entrer dans le royaume. Quand même j'ai essayé. Et ce que je me demande, au moment de le quitter, c'est s'il trahit le jeune homme que j'ai été, c'est s'il trahit le Seigneur auquel il a cru, ou s'il leur est resté, à sa façon, fidèle. Je ne sais pas ».
A chacun de répondre à la question en relisant sa propre vie. Pour ma part, en relisant mon propre parcours de chrétien, fortement décapé et maintenant apaisé, mais déporté hors du catholicisme officiel doctrinaire et autoritaire, je m'interroge, comme E. Carrère, sur ma fidélité à l'homme de Nazareth. Comme Carrère, je me sens un piètre disciple mais la parole et la pratique de Jésus demeure pour moi source essentielle d'inspiration et ne cesse de m'interroger, de me stimuler et de m'entraîner en avant. C'est pourquoi, en lisant E. Carrère, je me sens en affinité spirituelle profonde avec lui, comme sans doute beaucoup d'autres lecteurs, tant il est vrai, comme dit Jean Sulivan, que « si un homme ose dire sa petite vérité de sa propre voix, alors beaucoup entendront la vérité qui sommeille en leur coeur, la même et différente ».
Mille mercis à vous, Emmanuel Carrère et continuez à écrire des histoires qui éveillent et réveillent.