Famille Doxat
Pour mes enfants
quelques mots sur ma vie
Florence Leenhardt Doxat
1843 Ð 1929
De l'‰ge de 5 ˆ 10 ans, je fus certainement une
fillette sans charme aucun. Lvres minces et serrŽes, je parlais
fort peu, ne riais jamais ; des yeux trs observateurs
auxquels nul ne prenait garde, tŽmoignaient dŽjˆ que toutes mes
petites impressions restaient intŽrieures. A 7 ans je reus
entr'autres jouets, une commode de poupŽes moins haute que cette
page, peinte en rouge, l'intŽrieur des tiroirs jaunes, les boutons
pour les ouvrir gros comme un pois, qui excita toute mon
admiration. Je passais des heures allongŽe ˆ plat ventre sur le
parquet devant elle, mais jamais un mot ne vint trahir mes
impressions.
Je vivais ˆ la campagne dans un fort vieux manoir, seule enfant
entre un pre et une mre excellents pour moi, mais qui, vivant en
mauvaise intelligence entre eux, rŽpandaient par leurs continuelle
discussions, une atmosphre de contrainte dans la maison, qui
pesait inconsciemment sur chacun. Ma sÏur ainŽe, en pension ˆ la
ville n'Žtait rien pour moi, sauf aux jours des vacances o notre
plaisir Žtait d'aller ensemble ˆ la chasse aux souris qui
pullulaient dans le ch‰teau.
ch‰teau de Champvent
Ma vie Žtait monotone, mais confortable. En hiver, j'Žtais
ŽveillŽe par le pŽtillement du bois de pins dont on bourrait le
pole de ma chambre. Immense monument en catelles de porcelaine
blanche ˆ dessins bleus. Ces dessins Žtaient mes amis, je les
connaissais tous. Il y avait des enfants avec des pommes, des
chiens, d'autres qui se baignaient, dont l'un prenait mal son Žlan
pour se jeter ˆ l'eau. Bient™t paraissait ma bonne Missy, chantant
toujours le mme refrain Ç RŽveillez vous belle endormie,
rŽveillez vous, voici le jour È. C'Žtait pour moi le signal
d'enfouir ma tte rŽsolument dans l'oreiller, semblant dormir
profondŽment. Il fallait pour me secouer d'un effet magique,
l'annonce que Ç Madame allait tre prte È. Alors
commenait le combat de la toilette, dont la patiente bontŽ de
Missy sortait victorieuse. Non pourtant sans avoir dž faire une
raie sur un front volontairement mal orientŽ, et des tresses peu
symŽtriques.
Bient™t retentissait mon nom : Ç Florette È, jetŽ dans
les longs corridors par une voix de pur soprano, et je courrais
rejoindre ma mre au seuil de la salle-ˆ-manger. DŽjeuner
excellent aux c™tŽs de ma mre, vis-ˆ-vis du bol de mon pre,
employŽ une heure plus t™t. Chaque matin se renouvelait mon extase
devant la beautŽ du jaune que je trouvais dans l'Ïuf qu'on me
servait, je cherchais ensuite ˆ retrouver cet Žclat dans ma petite
boite ˆ couleurs, mais sans y rŽussir. Un coup d'Ïil sur l'horizon
immense qui s'Žtendait derrire la vitre pour juger d'o venait le
vent, un autre au baromtre, et silencieuse, j'allais
Ç ranger mes oiseaux È. Tout le temps ma mre parlait ˆ
la cuisinire. Les microbes Žtaient encore inconnus et dans ma
chambre, sur une table prs de la fentre Žtait installŽe une
grande cage ˆ trois compartiments pour un mŽnage de canaris et
leurs enfants. Il y avait la Ç vieille mre È, chauve et
verd‰tre, le vieux pre, fort chanteur, jaune Žtincelant. Chaque
matin j'appropriais et pourvoyais l'Žtablissement de grain,
pommes, sucre, verdure, eau fra”che, et si un seul de ces
ingrŽdients Žtait omis j'en avais tout le jour un obsŽdant
remords. Puis venaient trois heures de leons avec ma mre.
Histoire sainte assez amusante ˆ cause d'une vieille Bible ˆ
images o les histoires terribles n'Žtaient en rien attŽnuŽes et
dont l'horrible mystre plaisait ˆ mon imagination. Puis venait
une longue heure d'anglais. Ma mre, passionnŽe des potes
anciens, et voulant me faire partager son admiration, me faisait
apprendre des pages de pome que je ne comprenais pas. et que je
ne cherchais pas ˆ comprendre. De lˆ, un dŽdale de leons non sues
et tout ce qui s'en suit. La rŽconciliation .se faisait sur les
Contes de Ç Miss Edgeworth È, puis venait l'heure de
broderie. Ah que j'en ai fait de festons et de points d'Žpines.
Aprs, j'Žtais libre ! Oh, la belle heure. Nul ne
s'inquiŽtait de moi. Les premires minutes se passaient sur le
paillasson du corridor, serrant sous chaque bras Negro et Nera,
deux petits chiens noirs, mes amis.
Ayant remarquŽ la rŽsonnance des vožtes du corridor, je poussais
deux ou trois notes d'un chant plus Žnergique qu'harmonieux, et
puis je m'Žlanais le plus souvent pour entreprendre un voyage
autour du manoir. Les chiens trop paresseux ne me suivaient pas.
En deux bonds, je me trouvais descendue ˆ une terrasse au-dessous,
appelŽe Ç l'allŽe des fraises È, bordŽe de fraisiers ˆ
gros fruits, cultivŽs par le jardinier ; ils ne m'intŽressaient
pas. A l'un des bouts, un banc, que ma mre aimait beaucoup, ˆ
l'autre, une fissure dissimulŽe par un groseillier, dans laquelle
je me laissais couler ; un saut, et je me trouvais dans les
Žboulis qui bordaient le pied de la grande tour. Je les traversais
en rampant et quand ma petite main fr™lait la haute muraille, je
me sentais au cÏur la joie d'un conquŽrant. AllongŽe sur le dos je
comptais les martinets, accompagnant leurs rondes autour des toits
de cris stridents. Assise, je reconnaissais les sommets des Alpes
qui, du Salve au Rigi, s'Žtalaient sous mes yeux. J'observais la
fonte des neiges, la formation des nuages et la couleur du vent.
J'observais aussi les vignerons piochant au-dessous de moi, et
discernais bien vite que la vue du coup sur l'Žchalas pour la
plantation en terre, m'arrivait bien plus promptement que son
bruit ! De lˆ, silencieux calculs ˆ l'infini. Continuant ma
route, je pŽnŽtrais dans un bosquet de jeunes acacias, perdition
de tous mes vtements, car malgrŽ les Žpines je marchais droit. Il
me fallait visiter mes petits fraisiers et les framboisiers
sauvages, compter les fleurs, manger les fruits, et j'arrivais ˆ
la deuxime tour. Un vieil acacia penchŽ sur le vide faisait lˆ
mon admiration, je le contournais agrippŽe ˆ son tronc et me
retrouvais en pays civilisŽ. La terrasse des lapins bordait la
faade ouest. J'y entrais pour contempler les troupeaux de petits
animaux tous blancs avec des yeux roses. Ces yeux m'intriguaient
beaucoup; voyaient-ils tout en rose ? Et puis, tournant la
troisime tour, j'arrivais, traversant un bosquet de jeunes
sapins, ˆ la quatrime tour, la plus grosse, celle des oubliettes,
du paratonnerre, qui Žtait ˆ c™tŽ de la porte d'entrŽe.
Le diner qui suivait Žtait pour moi toujours silencieux, car entre
mes parents, les discussions ˆ propos de riens ne cessaient pas.
Un ami, vint ans plus tard, me disait : Ç ta mre, fort
intelligente, n'avait jamais appris ˆ se contenir et ton pre
Žtait un grand enfant g‰tŽ, qu'il aurait fallu flatter tout le
temps È.
Je mÕŽchappais donc aussit™t que possible, toujours silencieuse et
vivante. J'allais, avec un grand tŽlescope, appuyŽ au balcon de ma
chambre, explorer les p‰turages des montagnes. J'en connaissais
les troupeaux, les habitants des chalets, qui certes ne se
doutaient pas d'tre observŽs avec tant d'intŽrt par une petite
fille ˆ cinquante lieues de distance. Puis, venait la ma”tresse
d'Žcole du village qui me donnait des leons de grammaire, de
calcul et d'histoire. Les meilleures que j'aie jamais reues.
Pauvre petite dame Devand. Quand rarement elle mettait un zŽro au
carnet qu'on montrait ma mre, j'y ajoutais une queue - neuf - et
tout Žtait dit.
Aprs, jÕavais avec ma mre le meilleur moment de la journŽe. Elle
aimait, en hiver, ˆ prolonger l'heure du crŽpuscule, dans un
fauteuil au coin du feu. Elle Žcartait les pans de sa jaquette
doublŽe de soie rose et je me blottissais sous ce qu'elle appelait
Ç les ailes roses È et elle me racontait des histoires,
si vivantes, si palpitantes, qu'aujourd'hui je m'en souviens
encore et pense les transmettre ˆ mes arrires petits-enfants. Les
exploits d'une chvre qu'on me donna toute attelŽe ˆ un char
d'enfant mirent un peu de mouvement dans ma vie journalire, mais
cela ne dura pas longtemps car malgrŽ Žnergie ˆ la dresser,
devenant de plus en plus rŽtive, on 1a donna ˆ des amis qui en
avaient d'autres. Mes tournŽes dans l'intŽrieur du ch‰teau avaient
aussi leur originalitŽ. Il y avait au sous-sol de la premire tour
un cachot o se montrait une excavation entre deux pierres, le
mortier en avait ŽtŽ enlevŽ par un instrument perforant et vis ˆ
vis le mur Žtait t‰chŽ de couleur brune. Delˆ ˆ penser quÕun
prisonnier cherchant ˆ s'Žvader, surpris dans son travail, avait
ŽtŽ assassinŽ, il n'y avait qu'un pas. Je n'y descendais pas
volontiers, jamais seule. On ne fit jamais la preuve de cette
lŽgende en recherchant la prŽsence d'un squelette, mais j'en garde
l'affreuse impression ; et trente mtres au-dessus se dresse la
chapelle du ch‰teau o des prtres chantaient le Dieu de bontŽ
chaque jour !
On visite beaucoup le ch‰teau et souvent les domestiques ennuyŽs
m'expŽdiaient avec les Žtrangers comme cicŽrone. Fire de ma
dignitŽ, je ne leur Žpargnais aucun recoin, salle des gardes,
cabinet o Gabrielle de Vergy se laissa mourir de faim, je ne sais
plus pourquoi.
[Note de G.C. Raoul seigneur de Courcy
en Bourgogne (12e sicle), partit en
croisade et y mourut. On dit quÕavant de rendre le dernier
soupir, il chargea son Žcuyer de porter, aprs sa mort, son cÏur
ˆ la dame qu'il aimait (que les uns nomment la Dame de Fayel,
les autres Gabrielle de Vergy. L'Žcuyer fut surpris par l'Žpoux
au moment o il s'acquittait de sa mission. Celui-ci prit le
cÏur et le fit manger ˆ sa femme, qui, instruite trop tard de
son malheur, jura de ne plus prendre de nourriture et se laissa
mourir de faim. Cette aventure a fourni ˆ Pierre Laurent de
Belloy le sujet de sa tragŽdie Gabrielle de Vergy.]
Mais mon triomphe Žtait l'Žtage au-dessus, dans la toiture. A
travers l'Žnorme poutraison, on trouvait dans la deuxime tour la
chambre de torture avec des restes d'instruments. Et dans la
premire tour des nids de hiboux fort intŽressants. Dangereux
quelques fois quand les parents s'y trouvaient.
A treize ans on m'envoya dans une pension pour me frotter ˆ
d'autres enfants. Ce fut pour moi une Žpouvantable Žpreuve, mon
idŽe fixe Žtait chaque jour de monter sur une Žminence voisine
d'o on envisageait au loin le profil des monts qui entouraient le
manoir. Nous Žtions une douzaine de fillettes sous la direction
d'une excellente famille de pasteur dont les filles donnaient fort
irrŽgulirement de tristes leons. Je devins promptement la
favorite des camarades, un peu ˆ cause des histoires que je leur
racontais, beaucoup ˆ cause des friandises dont mon armoire Žtait
garnie et que je distribuais largement autour de moi. Un an plus
tard ma mre vint inopinŽment ˆ la pension et devant la directrice
me dit qu'ˆ la suite d'une scne plus violente que les autres,
elle avait quittŽ le manoir et s'Žtait installŽe chez ses parents
o ses deux filles la suivraient. Je ne dis pas un mot, ne fis pas
une observation ! Que dire d'ailleurs ; une fillette de 14
ans ne saurait ni juger ni s'opposer ˆ une mre autoritaire mais
bonne, la vie sans elle au manoir n'eut pas ŽtŽ possible. Je n'y
retournais qu'en Žtrangre aprs mon mariage et ma pauvre maman ne
comprit jamais que malgrŽ tout son gŽnŽreux dŽvouement une
barrire s'Žtait ŽlevŽe entre nous.
L'annŽe suivante, je fus transfŽrŽe dans une pension chic des
environs de Montreux, o je reus mon orientation dŽfinitive. Au
milieu d'une quarantaine d'Anglaises et d'Allemandes de la
meilleure sociŽtŽ, dont plusieurs Žtaient admises ˆ la cour, j'en
pris les gestes, les petits raffinements et aussi la futilitŽ.
Heureusement il n'y avait pas que cela. La maison Žtait moralement
dirigŽe par la personne la plus supŽrieure que j'aie jamais
rencontrŽe. Mademoiselle Bautenberg, amie et disciple de Vinet,
nous enseignait par toute sa tenue, le respect librement donnŽ au
devoir, ˆ la droiture et ˆ l'esprit chrŽtien. Absolument libres
dans la conduite journa-lire, nous ne comprenions avoir ŽtŽ
observŽes par elle que par la direction gŽnŽrale qu'elle donnait ˆ
ses entretiens.
Elle prenait avec nous tous les repas et faisait chaque jour de
longues promenades o celles que sa conversation Žmerveillait et
dont j'Žtais, la coudoyaient librement, les autres suivaient
librement aussi, cueillaient des fleurs et au retour recevaient
avec un bon sourire, un regard admiratif pour leurs bouquets et
quelques renseignements de botanique.
Cette annŽe dŽcisive fut trop courte, mais ma mre, dŽsira me
reprendre auprs d'elle, et alors commena pour moi la vie de
demoiselle ˆ marier. Mon pauvre grand pre [Hans Jakob Ršmer]
Žtait mort et notre intŽrieur se composait d'une grand mre douce
et bonne [Marianne Heintz], de sa fille, tenant le mŽnage, de ma
mre Žcrivant beaucoup, de ma sÏur toujours en face d'une broderie
qui n'avanait pas, et de moi qui ne faisait rien.
Alors commena pour moi une vie de plaisirs incessants, en ŽtŽ
sŽjours de montagne avec ma tante, le reste de l'annŽe, avec ma
mre, sŽjours ˆ Genve, Lausanne et Montreux. Elle Žtait fort
apprŽciŽe pour sa vive intelligence dans les milieux les plus
distinguŽs et avec elle je traversai les salons les plus ŽlŽgants
de la sociŽtŽ des gens bien.
Je devais y faire assez bonne figure car une femme auteur un jour
me dit : Ç Ah ! Florette, tu feras grincer la
presse È !
J'aurais pu lui rŽpondre que pour cela il fallait savoir ouvrir
son ‰me, ce que nul ne m'a jamais appris.
Dans toutes ces randonnŽes, je donnai mon cÏur, cela va de soi, ˆ
un ami dont le regard m'Žclaire encore. Il va de soi, aussi, que
ne lui ayant rien tŽmoignŽ, et les circonstances nous ayant
sŽparŽs, ce ne fut que trop tard que nous nous rendions compte
combien Žtaient rŽciproques nos sentiments !
Lors des retours chez ma grand mre, ma principale prŽoccupation
Žtait de m'assurer la sociŽtŽ d'une brave vieille fille que
j'entrainais dans les sentiers d'o se voyait le manoir et tandis
qu'elle me racontait d'innocentes amourettes, mon cÏur tout entier
s'envolait avec les martinets qui tournoyaient toujours lˆ-bas.
J'avais avec mon pre une correspondance, mme des entrevues ˆ son
bureau de ville, fort pŽnibles. Les rŽcriminations en faisaient le
fond. Pour y remŽdier ma pauvre maman multipliait mes
dŽplacements. Ce fut ainsi que je visitai avec des amis,
Constantinople et Venise, puis avec maman passai tout l'ŽtŽ de
1862 chez nos parents aux environs de Londres.
Mais cette vie sans devoirs positifs, sans intŽrts journaliers,
faite de dŽsÏuvrement ŽlŽgant, ma paraissait toujours plus vide.
Quelques jeunes gens s'Žtaient introduits dans notre milieu, mais
mon cÏur endolori restait froid ˆ leur contact et ma mre qui
redoutait l'influence du passŽ les Žconduisait volontiers.
Ma sÏur, mariŽe ˆ un membre d'une des meilleures familles du pays,
aprs avoir ŽtŽ comblŽe de gŽnŽrositŽ par notre mre, s'Žtait
quand mme rapprochŽe- de notre pre au point de modifier ses
rapports avec la famille qui l'avait soutenue jusque lˆ. Cette
triste expŽ-rience la fit dŽsirer l'expatriation pour moi. Ce fut
alors que se prŽsenta celui qui devint mon mari. Il remplissait
toutes les conditions rvŽes par ma mre. Bonne Žducation,
sŽrieux, chrŽtien, trs aimŽ par de bons amis, Žtranger ˆ ses
luttes, je vis trs vite combien cette alliance lui plairait. Il
m'inspira tout de suite une grande confiance, sans aucunement
flatter mon amour propre. Ayant eu le malheur l'annŽe prŽcŽdente
d'avoir ses vtements mangŽs des mites et Žtant peu prodigue il
les portait soigneusement reprisŽs, un chapeau qui avait reu
autant de pluie que de rayons de soleil, des gants en fil brun que
je prŽfŽrais ne pas voir. Mais sa conversation Žtait celle d'un
homme trs cultivŽ, trs pur, et trs bon. Au bout de quelques
semaines de vie en commun sous un toit ami, j'acceptai de devenir
la compagne de sa vie Ç partout et toujours È. Je fus de
suite rŽcompensŽe de ma dŽcision par la joie gŽnŽrale qui Žclata
dans toute la maison, mais la crise de sanglots qui me secoua
toute la nuit suivante aurait ŽbranlŽ toute ‰me moins forte que
celle de ma mre.
L'hiver qui suivit fut Žpouvantable, lutte avec mon pre qui par
seul esprit de contradiction refusait son autorisation ˆ ce
projet, lutte avec ma sÏur et son mari et avec de bons amis
pour lesquels mon expatriation Žtait une folie. Lutte surtout avec
ma chre grand-mre, beaucoup plus attachŽe ˆ ma prŽsence que je
ne le croyais. Les lettres de mon fiancŽ seules me donnaient
quelque rŽconfort, elle Žtaient trs frŽquentes et admirablement
orientŽes ; elles m'apprenaient la patience, le support, la
fermetŽ tranquille et pourtant bonne, toutes choses sur lesquelles
je ne m'Žtais jusque lˆ pas beaucoup appesantie.
Au printemps suivant chacun las de la lutte, rendit les armes et
le mariage eut lieu. Mon pre assistait ˆ mon mariage civil, mais
sans pour cela faire en ma faveur le moindre sacrifice matŽriel.
Ma mre, au contraire, organisa la noce qui suivit le lendemain,
le mariage religieux, et par ordre de mon pre, condition ˆ son
consentement, se mit sur la paille pour me constituer une dot.
Puis sans grande impression de joie, plut™t avec lassitude de ma
part, nous part”mes pour l'Italie.
Les premiers jours furent pour moi, dŽsolŽs, quoique le fond de
nos idŽes eussent la mme orientation. Ma vie de princesse m'avait
peu prŽparŽe ˆ tre mlŽe ˆ celle dÕun Žtudiant modeste et
soigneux, qui jusque lˆ avait vŽcu de lÕidŽe d'Žconomiser les
fonds que lui confiait son pre. Ma bonne grand mre avait
largement pourvu ˆ nos frais de route, mais ce n'Žtait point une
raison pour les gaspiller. Mon cher mari, tout ˆ la joie des
impressions nouvelles, ne s'est jamais doutŽ de ma honte devant un
cocher en colre, un portier mŽprisant ˆ la trop petite Žtrenne,
un serveur souriant de pitiŽ devant un dŽjeuner suffisant, mais
sans miette ˆ ramasser. Bient™t ces petites contrariŽtŽs
cinglantes pour moi au dŽbut s'attŽnu-rent par l'admiration qui
me vint devant la solide instruction et le tact merveilleux dont
mon mari faisait preuve devant les chefs d'Ïuvres qui passaient
sous nos yeux. A notre retour dans la famille, j'Žtais la jeune
femme prte ˆ la vie pratique et utile et ne se souvenant de sa
vie passŽe que comme on pense ˆ un roman, lu et abandonnŽ.
Montpellier, 35 rue
Saint-Guilhem
Le 15 aožt 1864, quatre mois aprs notre mariage, nous arriv‰mes
ˆ Montpellier. La voiture de mon beau-pre nous attendait ˆ la
gare et nous amena chez lui (35 rue Saint-Guilhem) o je fus reue
par huit ˆ dix mŽnages de beaux-frres ou de cousins, tous plus
aimables les uns que les autres. Notre famille et ses aboutissants
formait alors un tout de 30 ˆ 40 mŽnages tous imbus de l'esprit
familial, tous ensoleillŽs et heureux.
Les messieurs, dont plusieurs trs cultivŽs, avaient des
conversations fort intŽressantes. Les dames, un peu pot-au-feu,
avaient le tort de ne pas assez en profiter, toutes affairŽes ˆ
admirer, aimer, et soigner, mari, enfants et amis. Ce milieu,
honnte et bon, si contraire aux milieux compliquŽs que j'avais
vus jusque lˆ, me fut tout de suite trs sympathique, quoique ne
renfermant ni dans le genre littŽraire ou artistique, aucune
Žtoile de premire grandeur.
Le deuxime Žtage de la maison de mon beau-pre, St. Guilhem 35,
se trouvant libre, je m'y installai volontiers voyant que mon mari
qui y avait des souvenirs d'enfance en serait content, pensant
aussi que ma belle-sÏur, Inez Westphal, veuve, vivant auprs de
son pre, serait heureuse de garder son frre auprs d'elle. Cette
maison, sans aucun charme, nous abrita huit ans. Elle vit la
naissance de nos quatre premiers enfants, ainsi que la mort de mon
beau-pre, dÕune pneumonie, le 10 janvier 1870.
Nous commen‰mes notre vie de parents par un deuil. EugŽnie, notre
premier enfant et notre grande joie, mourut ˆ 10 mois, d'une
mŽningite tuberculeuse. Aprs les premires semaines d'une grande
douleur, je compris l'utilitŽ d'une Žpreuve au dŽbut de la vie
pour celui qui dŽsire faire le bien. Elle ouvre le cÏur aux
malheurs d'autrui et vous rapproche de tout ce qui souffre.
Aprs ce baptme du feu commena la suite non interrompue des sept
beaux enfants qui vinrent peupler notre foyer. Ils furent la
raison d'tre de notre existence, amenant avec eux un cortge de
saines prŽoccupations, purifiant notre propre Žducation en faisant
la leur et Žtant tous bien douŽs au physique comme au moral, nous
remplissant de joie. MalgrŽ des caractres trs divers, aucun ne
fut difficile ˆ diriger. Leur pre sans avoir le loisir de
s'occuper beaucoup d'eux directement, dŽployait un tact
merveilleux pour leur apprendre le respect du devoir, l'amour du
travail et l'horreur du mensonge.
Notre foyer Žtait simple, gai et vivant. Les heures sombres furent
celles de la guerre de 70 que RenŽ passa avec ses amis Armand
Sabatier et Gustave Planchon, dans une ambulance, tandis que je
fus ˆ Yverdon.
En 71, RenŽ fut mourant d'un abcs dans les reins contractŽ au
front. Il s'en remit miraculeusement, me dirent ses docteurs, le
Doyen Benoit et Mr. Castan. En 1876, Arnold fut pris d'une
terrible pleurŽsie qui retarda ses Žtudes de plusieurs annŽes et
se terminrent, pour rentrer dans l'ornire du travail, par un
sŽjour de 18 mois au collge de Neuch‰tel.
Et le grand coup qui a dŽtruit l'ensemble de notre bonheur a ŽtŽ
en 1915 la mort de notre cher Adolphe de Richemont, tuŽ dans
l'ambulance o il servait Dieu et la patrie.
Nos quatre filles se sont mariŽes trs jeunes ˆ des hommes
intelligents, cultivŽs, bons et pieux, que j'ai ˆ appeler mes
quatre Ç gloire È. Cette grande bŽnŽdiction nous a ŽtŽ
certainement envoyŽe en retour du grand respect de la femme dont
avait fait preuve leur pre pendant toute sa jeunesse.
Nos trois fils, bien acheminŽs dans la carrire de leur choix,
firent aussi des mariages qui nous ont comblŽs de joie. En 1914,
pas un ne manquant ˆ l'appel, pas un ne projetant sur l'ensemble
une ombre quelconque, nous avons avec des cÏurs pleins de
reconnaissance ftŽ nos Noces d'Or au milieu de 56 enfants et
petits-enfants.
Nous v”nmes habiter la rue Marceau en mai 1872. La naissance
d'HŽlne en fut le premier joyeux ŽvŽnement. En 1878, Inez
Westphal, ma belle-sÏur trs aimŽe retourna ˆ Dieu le 10 janvier.
RenŽ, frappŽ en 1908 d'une demi-paralysie de la mŽmoire continua
la vie trs diminuŽ jusqu'au 18 novembre 1915. Ces sept annŽes
furent pour moi trs douloureuses.
Voir s'attŽnuer tout ce qu'on a admirŽ, diriger celui qui
dirigeait, lutter contre la dŽraison de qui avait ŽtŽ la raison
mme, tout cela avec les douleurs de la guerre, ont fait de moi,
d'une femme active, une Ç loque È, bonne seulement pour
le coin du feu.
Et si maintenant je contemple ma vie comme du haut d'un sommet on
contemple le chemin parcouru dans la plaine, j'admire la sagesse
et la bontŽ des voies de Dieu. Aprs une enfance sans joie pour le
cÏur, il m'a placŽe sans un milieu simple, honnte et bon. Il m'a
donnŽ un mari ami de la paix, affectueux, et de chers enfants ˆ
aimer. Aprs une jeunesse tissŽe de frivoles jouissances, de
g‰teries cožteuses, il m'a plongŽe dans une vie de devoir continu.
Mon mari consciencieux et exigent pour lui-mme l'Žtait aussi pour
les siens. Une f‰cheuse habitude de voir toujours au dŽbut de
toute affaire le contraire de ce qu'on lui proposait lui avait
dans sa petite enfance fait donner le surnom de Ç M.
Contrarieux È. Il a conservŽ longtemps ce travers qui
n'existait qu'ˆ fleur de peau, car sa grande bontŽ la modifiait,
mais elle fait souvent un ciel gris de ce qui aurait dž tre
toujours un ciel bleu.
En somme ma vie a ŽtŽ quelquefois rude, mais toujours bienfaisante
et je sens lourdement la responsabilitŽ dont me charge cette suite
de bŽnŽdictions. La conscience dŽlicate de mon mari l'avait fait
surnommer lÕ Ç Ap™tre des MŽdecins È, et je ne
puis, moi, prŽtendre ˆ aucune place de choix parmi les mres de
famille. J'ai ŽtŽ plus servie par les circonstances que je n'y ai
aidŽ moi-mme. Mais je suis sžre d'une chose, c'est que si j'ai
dž, non sans douleur, briser toute initiative d'art et de
littŽrature incompatible avec ma vie et mon milieu, j'ai ŽtŽ
dirigŽe sans restriction vers la question de l'amour chrŽtien.
JÕai acquis la conviction que lˆ seulement est la vie digne dÕtre
vŽcue. Si nous connaissions mieux l'ƒvangile, si nous le lisions
davantage, notre vie en serait bien simplifiŽe. quel calme dans
l'Žpreuve ne met pas la rŽponse de JŽsus au pre qui lui disait
Ç guŽris mon fils, si tu y peux quelque chose È. Si tu y
peux ? ... Tout est possible ˆ celui qui croit. Et quelle
illumination ne rŽsulte pas de la certitude que ce nÕest pas Dieu
qui punit mais qu'il ne cesse d'attŽnuer au contraire l'Ïuvre de
Satan. JŽsus n'a pas puni Juda, c'est son remords qui l'a poussŽ
au suicide. Il n'a pas puni la femme perdue, il lui a dit
Ç ne pche plus dŽsormais. È
Saint Paul Žtablit clairement l'entraide entre les classes, les
membres d'un mme corps. Et si nous pratiquions davantage ce grand
repos de la prire ˆ quelle puissance n'arriverions nous pas.
Chers enfants, lisez l'ƒvangile et demandez ˆ Dieu par JŽsus de
vous Žclairer. Voilˆ ma conclusion.
avril 1923
.
Autour de ma vie
Albert Ršmer (1816-1908)
fils de J.J. Ršmer (1775-1857) et de Marianne,
nŽe ˆ Londres, de parents Leo Heintz de Hambourg (1780-1879)
Oncle Albert, trs g‰tŽ par sa mre, vint avec ses parents et ses
deux sÏurs de Londres ˆ Yverdon en 1822. Les premires annŽes se
passrent ˆ faire enrager ses sÏurs tout en travaillant fort peu.
CÏur chaud, violent, sans aucun empire sur lui-mme. On l'envoya
faire son Žducation ˆ Londres, chez son oncle Heintz, o il trouva
12 cousins et cousines avec lesquels il se lia d'amitiŽ. Au
retour, il fut placŽ dans la maison Imer, ˆ Marseille, mais il n'y
resta gure, Žtant pris de panique ˆ l'annonce du cholŽra. Cette
faiblesse indisposa son pre, esclave du devoir. Il fut ˆ Trieste
associŽ d'un nommŽ Ritter et finissant par se vouer ˆ
l'agriculture on lui acheta une ferme prs d'Yverdon
Ç Graveline È. Il vŽcut ds lors avec et comme ses
valets de ferme.
Aprs la mort de mon grand-pre - 1857- il prit l'habitude de
venir davantage ˆ la maison. Il arrivait ˆ midi et tout de suite
d'une voix de stentor, en ouvrant la porte, criait :
Ç Galignani È, nom du journal anglais que recevait ma
mre. Aussit™t, toute affaire cessante, nous nous prŽcipitions ma
tante et moi pour le trouver et le lui remettre. Ensuite, il
dinait avec nous, trs violent, grossier avec les domestiques. Le
repas Žtait peu agrŽable, mais court. A 2 heures il rentrait ˆ
Graveline jusqu'au lendemain. Enfin on rŽussit ˆ le marier.
Louise Luthardt, bernoise chargŽe d'entretenir mre, tante et
sÏurs avec le produit de leons de piano, trouva plus avantageux
de l'Žpouser. On ne saurait l'en bl‰mer, elle me dit un jour que
lorsqu'on le lui prŽsenta, il lui rŽpŽta tellement qu'il avait
Ç trs mauvais caractre È qu'il en devenait
intŽressant. Tout de suite, chaque membre de sa famille fut dans
l'aisance et elle vint demeurer ˆ Gravelines. Pendant 40 ans elle
a supportŽ son mari et l'a empchŽ au moral comme au physique de
sombrer dans la fange. Esprit trs Žtroit, elle a fait cela sans
gr‰ce et sans finesse. Son mari lui fit payer cher toutes ses
largesses, s'intitulant devant les Ç pique assiettes È
dont il s'entourait et devant les domestiques Ç la vache ˆ
lait de la famille Luthardt È. Elle fut toujours cordiale et
hospitalire pour nous et mourut ˆ Berne en 1918.
A la mort de grand-mre (1870), oncle Albert reprit la maison de
ses parents, construisit toute une aile, soi-disant pour nous y
recevoir. Chaque annŽe, le jour de sa fte (19 aožt) il venait
voir sa sÏur ˆ St.Sulpice, c'Žtait un Žvnement. Il devint chaque
annŽe plus affectueux et lors de ma dernire visite rŽpondit - ˆ
mes vÏux de prolongation de vie Ç Quand le Ma”tre le voudra
! È. Il mourut le 1er mars 1908
et nous conservons de lui un affectueux souvenir.
.
Marianne F. Ršmer
Žpouse Doxat, fille de J.J. Ršmer
et ma mre (1819-1891)
Vive intelligence, imagination brillante, physique charmant, ds
l'enfance elle domina son entourage. Ses amies Žtaient
rŽcompensŽes de leurs complaisances par les rŽcits des passages
les plus dramatiques des romans qu'elle Žcrivait. A 17 ans elle se
maria. Nous savons le reste.
En 1871 sa nature bouillante et gŽnŽreuse trouva sa p‰ture ˆ
l'arrivŽe ˆ Yverdon des soldats en dŽroute de Bourbaki (GŽnŽral
commandant lÕarmŽe franaise en dŽroute). Bien que l'Allemagne eut
ses sympathies dans le conflit, elle fit des miracles pour ces
malheureux. Organisations de dortoirs, d'infirmeries, de soupes,
elle partait ds le matin dans la neige, allant ˆ la rencontre des
ŽclopŽs avec des corbeilles pleines de pain, bas, tabac et
relevait les courages. En 1876, ayant entendu parler de St.
Sulpice, grande maison au bord du Lac LŽman, son rve, elle amena
sa sÏur d'abord rŽcalcitrante ˆ en faire l'achat entre elles deux.
Elle en dirigea les rŽparations et ˆ la mort de grand maman en
1879 elles vinrent y habiter.
Pendant les 20 annŽes - 1858-1879 - qu'elle vŽcut ˆ Yverdon, elle
fut l'amie de choix des salons les plus ŽlŽgants, comme la
bienfaitrice des plus humbles. M. le pasteur Tuphel, peu avant sa
mort, me faisait encore le rŽcit des cas nombreux de sauvetages
dont elle avait triomphŽ par la promptitude de sa dŽcision, son
dŽvouement gŽnŽreux et pers-picace. Mais elle s'Žpanouissait aussi
dans les milieux intellectuels, les de Gasparin ˆ Valeyres ou
Genve, les de Coppet ˆ Lausanne, par de frŽquentes invitations,
en faisaient l'ornement de leurs salons. Sans s'arrter aux
bagatelles de la porte, par une boutade ou une rŽminiscence, elle
portait tout de suite la conversation sur des sujets intŽressants.
Il lui arrivait de dire qu'elle voudrait avoir Ç un intŽrieur
simple È comme chez les de Coppet, sans avoir compris
l'importance matŽrielle que nos amis mettaient ˆ s'entourer
luxueusement.
Un ami anglais, lui disait un jour qu'elle devrait tre membre du
parlement car sa conversation avait autant de clartŽ que
d'ŽlŽgance.
Elle jouit de ce rve rŽalisŽ que fut Saint-Sulpice comme un
enfant. Mais ce fut court. En 1885 elle fit une chute sur la
glace, qui fut le signal d'un dŽsordre dans les reins. Constamment
allongŽe, ˆ Saint-Sulpice en ŽtŽ, dans un appartement louŽ ˆ Vevey
en hiver, aux amis Couvreu, elle vŽgŽta 6 ans. Elle s'Žteignit le
29 avril 1891 entre ma tante, Caroline et moi, qui l'avions
veillŽe et RenŽ avec HŽlne, arrivŽs de Montpellier ˆ 5 heures du
matin.
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Lavinia Ršmer
troisime enfant de mes grands-parents (1820-1916)
D'une constitution qu'on jugeait dŽlicate, ses
parents dŽcidrent de la garder auprs d'eux. Son pre, peu
encouragŽ par l'exemple de sa fille ainŽe, refusa sans la
consulter un jeune homme qui ne lui Žtait pas indiffŽrent et elle
prit trs jeune le r™le de fille, sÏur et tante affectueuse et
utile qu'elle remplit fidlement pendant 50 ans.
Trs attentive pour ses parents, dŽvouŽe avec passion vis-ˆ-vis de
sa sÏur, enjouŽe avec nous ses deux nices, elle facilitait tout
et chacun l'aimait. On l'appelait : Colombe, ange, et elle
mŽritait ces surnoms.
Quand j'Žtais petite fille, elle pataugeait avec moi dans la
neige, plus tard nous f”mes ensemble des sŽjours de montagne,
dessins, aquarelles. Nous rest‰mes trs intimes jusqu'ˆ la mort de
maman. Mais ˆ mesure que mes enfants grandissaient, que ma vie en
dehors d'elle prenait plus d'importance, je crois qu'une certaine
jalousie s'empara d'elle et faussa son esprit. RenŽ, la bontŽ
mme, eut beau l'entourer de prŽvenances, je lui tŽmoignai
moi-mme, toujours la mme affection, ce qui ne l'empcha pas de
nous traiter chaque annŽe avec plus de distance. Elle devint
souponneuse, acari‰tre et cruelle. Je n'aime pas ˆ rappeler ces
25 dernires annŽes de sa vie o un filet comme une toile
d'araignŽes s'Žtendit sur ce cÏur si bon autrefois.
L'ŽtŽ de 1916, le dernier de sa vie, n'y voyant plus quand je me
nommais, elle disait pourtant Ç Oh ! cette Flo que j'ai tant
aimŽe È. Elle cessa de respirer aux Capucines, ˆ Clarens, le
18 novembre 1916 avec Idelette et Melle
Favarger ˆ son chevet.
Maurice Doxat, mon pre (1808 - 1889)
Nous l'avons suivi jusqu'en 1858, o commena pour lui une sŽrie
d'annŽes qui durent tre bien sŽvres pour lui. Seul dans son
ch‰teau ; de conduite irrŽ-prochable, il fut soutenu par la
haine du passŽ et l'espoir d'un nouveau mariage qui lui donnerait
enfin le fils dŽsirŽ. Souvent il se comparait ˆ NapolŽon Ier et dŽclarait vouloir l'imiter. Cet
Žvnement eut lieu vers 1865. Il Žpousa une allemande, Melle de
Schlegel, en sŽjour (?) chez le pasteur du village. Il en eut
deux fils, NapolŽon qui mourut enfant, Aymon, qui hŽrita du
ch‰teau et une fille Jeanne qui a ŽpousŽ M. Huguenin de la
Sarraz, charmante mre de famille. Je soutiens avec elle les
rapports les plus affectueux.
Pendant 20 ans, tout rapport fut suspendu entre nous. Ce ne fut
que trois ans avant sa mort (1886) que nous režmes inopinŽment,
ma sÏur et moi, une lettre de Madame Doxat de Schlegel. Elle nous
disait que notre pre ayant eu une lŽgre attaque et la fin
pouvant tre prochaine sa conscience l'empchait de nous sŽparer
de lui plus longtemps et que si nous dŽsirions lui faire visite,
nous serions bien reues. Je partis de suite, c'Žtait en hiver, le
voyage rendu difficile par de grands Žboulements sous le fort de
l'Ecluse. Je trouvai mon pre dans son installation d'hiver, rue
d'Etraz ˆ Lausanne. Il me reut d'une manire assez enfantine,
aucun tŽmoignage d'affection ni d'allusion au passŽ, il parla
comme ˆ une Žtrangre vue depuis peu, des riens de la semaine.
Ds lors, nous all‰mes RenŽ et moi ˆ Champvent chaque ŽtŽ.
Sa femme, toujours correcte, Žtait cependant un peu folle. Un
jour, elle se mit ˆ genoux, suppliant RenŽ de faire entrer son
mari ˆ PrŽfargier car elle ne pouvait plus le supporter ! Le
dernier ŽtŽ que je le vis, un infirmier l'aidait ˆ marcher et son
dernier mot Ç j'ai dž le prendre pour avoir la paix È.
Etrange conclusion de celui qui, hŽlas, avait tant semŽ la guerre
! En janvier 1889, avertie par dŽpche, je le vis mort sur son
lit, nous Žtions le lendemain ma sÏur et moi avec RenŽ et Aymon en
tte du cortge de deuil. Madame Doxat, souffrante, avec beaucoup
de tact, resta dans sa chambre. J'allais lui serrer la main et lui
dit ma reconnaissance pour toute son attitude vis-ˆ-vis de nous et
par des tourbillons de neige je quittai le manoir pour toujours.
DŽsireuse de ne pas lŽguer aux gŽnŽrations futures la somme de
haine qu'avaient Žtabli deux tre honorables mais de caractres
difficiles, je fis mon possible pour rŽtablir entre Aymon, Jeanne
et moi, des rapports amicaux. J'y ai rŽussi et j'en suis chaque
annŽe plus heureuse.
Lavinia de GŸmoens Doxat, ma sÏur (1839-1908)
et son mari, Alfred de GŸmoens (mort En 1876)
Lavinia a ŽtŽ une des grandes affections de mon ‰ge mžr. Elle
avait le charme, la distinction, la douceur de ceux qui se
laissent vivre sans but prŽcis. D'une intelligence moyenne et la
paresse aidant, son cercle d'activitŽ fut toujours fort restreint,
mais elle Žtait fid1e en amitiŽs et se faisait aimer de tous ceux
qui l'approchaient.
Sous prŽtexte qu'elle Žtait plus sŽrieuse qu'on ne l'est
gŽnŽralement ˆ vingt ans, Madame de Gasparin, ne craignit pas de
lui faire faire la connaissance de celui qui devint son mari,
Alfred de GŸmoens, brillant officier ayant passŽ plusieurs annŽes
ˆ la Cour d'Autriche, envoyŽ deux fois en Perse par l'Empereur
pour des missions de confiance, brillant causeur, il Žtait plein
de vie et d'entrain. Rentrant au pays aprs Sadowa, sa famille fit
tout son possible pour le retenir au pays, lui faire faire un
mariage, et elle y rŽussit.
Ils s'installrent au ch‰teau de GŸmoens et ce fut mon plus grand
plaisir que d'aller y faire de longs sŽjours. J'y Žtais
dŽlicieusement accueillie par Lavinia que des espŽrances de
famille retenaient au logis et par Alfred, peu habituŽ ˆ une vie
par trop sŽdentaire. Il montait beaucoup ˆ cheval et rapportait
toujours ˆ la maison des trŽsors de franche gaietŽ. Leur seul
enfant, Anna, naquit le 2 aožt 1861.
Mon mariage mit un certain froid entre nous. Cela se comprend, ils
avaient fait pour moi d'autres projets et mon Žtablissement dans
un milieu de leurs amis leur eut ŽtŽ une joie, tandis que mon exil
et la carrire de mon mari les ennuyaient beaucoup. Quand Anna eut
13 ans, ils prirent un appartement ˆ Morges pour faciliter son
instruction et ce fut lˆ qu'un an plus tard Alfred pris subitement
d'une congestion pulmonaire mourut aprs quelques heures de
maladie seulement. Sa femme, neurasthŽnique, Žtait ˆ Yverdon, mais
ma mre Žtait auprs de lui.
Ils avaient fait le projet d'aller ensemble le lendemain pour voir
les rŽparations ˆ faire ˆ Saint-Sulpice qui venait d'tre achetŽ,
quand il mourut.
Lavinia Žtant incapable de soigner sa pauvre fillette dŽsolŽe, on
me l'envoya. Elle passa trois mois auprs de nous et j'eus la joie
de voir cette pauvre enfant solitaire sortir de sa grande douleur
en s'attachant ˆ ses cousins. Ds lors, je l'ai aimŽe comme un de
mes enfants.
Elle avait 19 ans, quand FrŽdŽric Couvreu, officier faisant des
grandes manÏuvres autour de GŸmoens, tomba sous le charme de son
h™tesse et il s'ensuivit un mariage l'ŽtŽ d'aprs.
Anna devenait donc la belle-fille de ce dŽlicieux mŽnage de M. et
Mad. Couvreu, qui menait au ch‰teau de l'Aile une vie un peu trop
princire. Lavinia transporta ses pŽnates ˆ Vevey on elle eu
quelques belles annŽes entre sa fille, son gendre parfait pour
elle et ses deux petits-fils. Elle m'accueillait avec la plus
touchante affection et le souvenir de petits sŽjours chez elle, ou
avec elle chez Oncle Albert, ˆ Yverdon, me laissent les plus doux
souvenirs.
Mais cette tendance ˆ la dŽpression morale ne fit qu'augmenter.
Aprs plusieurs sŽjours dans diffŽrentes maisons de santŽ, elle
mourut ˆ Spiess, chez un Docteur bernois, le 6 avril 1908. Le
souvenir de ses derniers mois de vie me sont particulirement
douloureux. Elle fut mal dirigŽe, mal soignŽe, et si dŽsolŽe.
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