Peut-il y avoir une
spiritualité
sans Dieu ?
Alain
Houziaux
16 octobre 2005
Peut-il y avoir une
spiritualité sans Dieu ? On est bien sûr
tenté de répondre « oui ». La notion de spiritualité apparaît
très générale même si elle est quelque peu
imprécise. Elle paraît en tout cas plus large que celle
de religion. Or il y a des « religions sans
Dieu ». Donc, s'il peut y
avoir des religions sans Dieu, à plus forte raison, peut-il y
avoir des spiritualités sans Dieu.
Soit. Mais une spiritualité sans
Dieu, qu'est-ce que cela peut être ? Est-ce encore une
spiritualité ? Parler de spiritualité sans Dieu
n'est-il pas alors une forme d'abus de langage ? Ce genre
d'expression un peu paradoxale est devenu très à la
mode. Ainsi on parle maintenant non seulement de religion sans Dieu
mais aussi de mysticisme athée, de religiosité sans
Dieu , d'athéisme chrétien. Certains pourront dire que
l'on joue sur les mots. Et si on refuse de jouer sur les paradoxes,
on dira qu'il n'y a pas de spiritualité sans une forme de foi
en Dieu.
Mais on pourrait voir aussi les choses
autrement. On pourrait considérer que la foi en Dieu et la
spiritualité sont deux faux jumeaux et que la foi est
l'ennemie de la spiritualité tout comme elle est, a-t-on dit,
l'ennemie de la religion. La spiritualité serait alors vue
comme une forme abâtardie de la
« vraie » foi
dans le
« vrai » Dieu.
Elle volatiliserait la référence à Dieu. Ce qui
manquerait à la spiritualité, ce serait justement
« Dieu », un Dieu digne de ce nom, autrement dit Celui du
christianisme officiel. Ainsi, certains pourront aller jusqu'à
dire que la foi en Dieu appelle à une déconstruction de
la spiritualité, celle-ci étant comprise comme une
forme d'idolâtrie narcissique alors que la foi appellerait
à une dé-préoccupation de soi.
Quant à nous, nous soutiendrons un
autre point de vue. Pour nous, la notion de spiritualité
est
« neutre » par
rapport à la foi en Dieu. De même, le fait d'aimer la
poésie japonaise, ou d'avoir du goût pour la musique de
Beethoven peut être considéré comme neutre et
sans rapport avec le fait de confesser Dieu ou de ne pas le
confesser. La spiritualité n'exclut pas la foi en Dieu mais
qu'elle ne l'implique pas non plus. En fait, « foi en Dieu » et « spiritualité » appartiennent à des registres tout à
fait différents. La spiritualité, tout comme la
psychologie, la morale, l'art, la philosophie est sans rapport
immédiat avec la notion de Dieu ou du moins avec le Dieu de la
foi. On peut avoir une forme de spiritualité sans pour autant
croire en Dieu. Et inversement on peut tout à fait croire en
Dieu tout en n'ayant aucune forme de spiritualité. Mais il
reste à savoir si cette distinction radicale peut être
tenue jusqu'au bout.
Que signifie
« spiritualité » ?
Tout ceci nous oblige à
préciser ce que signifie « spiritualité ». Or, s'il y a un mot qui semble ne pas avoir de
signification précise, c'est bien celui-là. D'ailleurs,
il ne figure pas dans les encyclopédies telles que
l'Encyclopedia
Universalis. Le mot a certes une
résonance, mais il n'a pas de définition.
A première vue, il paraît
très général et très englobant. Il
paraît plus vaste que celui de religion, lequel est
lui-même plus ample que celui de foi en Dieu et de confession
de foi.
De fait, la spiritualité est tout
autre que la foi. La foi, contrairement à ce que l'on pense
souvent, est de l'ordre de la certitude et de l'assurance. Si on a la
foi, on est sûr et certain que l'on croit même si on ne
peut pas forcément définir avec précision ce que
l'on croit. La foi définit plus une attitude psychologique
qu'un contenu. La foi, c'est le sentiment d'une évidence. En
revanche, la spiritualité est de l'ordre de la quête
d'un « je ne sais
quoi ». « Spiritualité » vient d'« esprit » et l'esprit est un souffle, un presque rien. La
spiritualité a à faire avec l'âme et les
états d'âmes. Elle est de l'ordre du subtil, du
ténu, de l'impondérable. Même si « subtil » et « esprit » n'ont pas la même racine, ils ont
néanmoins des points communs. On parle d'effluves subtiles et
aussi d'un esprit subtil. Alors que la foi est de l'ordre du roc et
de l'inébranlable, la spiritualité est une
sensibilité tout en nuances et en évanescence. La foi
donne la certitude de pouvoir s'appuyer sur Dieu alors que la
spiritualité ne s'appuie sur rien d'extérieur à
soi. Elle est une expérience intérieure et subjective.
La foi est une ancre solidement arrimée hors de soi. La
spiritualité est un tremplin. Georges Bataille dit qu'elle est
« la volonté de
devenir la proie de l'inconnu ».
De même, il faut faire la
différence entre la spiritualité et la religion. La
religion se manifeste par des rites, des mythes et souvent des
dogmes. Elle est une forme d'assentiment à une tradition,
à un enseignement et à une représentation du
monde. En revanche, la spiritualité est individuelle, voire
individualiste. Elle se préoccupe de
l'intériorité alors que la religion, elle, est toute
d'extériorité, de gestes, de comportements et de
conventions. La spiritualité est sensible aux émotions,
aux émois, à la nostalgie, à la plainte mais
aussi aux efforts, aux tentatives, aux tensions. Elle est une
calligraphie de l'écriture de l'âme, une musique au c�ur
des soupirs, une poésie de l'appel vers un ailleurs. La
religion se dit par la prière et quelquefois la magie, la
spiritualité par le sentiment du manque et d'être
toujours excentré par rapport à soi-même. Elle
est une dilatation de l'être et une forme d'envol.
De même, la spiritualité doit
être différenciée de la sagesse, même si,
aujourd'hui, les deux notions touchent souvent le même public.
Mais, à mon sens, la spiritualité se rapproche de la
psychologie alors que la sagesse a des points communs avec la
philosophie et l'éthique. La sagesse est d'abord
stoïcienne, elle est une forme de consentement au monde, au
destin et à la mort. La spiritualité est davantage
gnostique. Elle est une quête d'un absolu, d'une forme de
pureté et de sublimité. Elle caractérise la
psychologie de nos relations avec nous-même et avec
l'indicible. La spiritualité est la quête et même
l'invention d'un sens, alors que la sagesse peut être une forme
de consentement à l'absurde. La sagesse conduit à la
sérénité, alors que, selon Georges Bataille,
« l'expérience
intérieure répond à la nécessité
où je suis de remettre tout en cause, sans repos
admissible ». Elle est un
voyage au bout du possible.
La spiritualité n'est pas non plus la
sainteté. Georges Bataille écrit : « Dans l'expérience, le sentiment
que j'ai de l'inconnu est ombrageusement hostile à
l'idée de perfection ». La spiritualité est une quête de
l'intensité de la vie. Si elle accepte une forme de discipline
et même quelquefois d'ascèse, c'est pour pouvoir mieux
explorer tous les possibles de l'existence avec ses affects, ses
contradictions et ses passions.
De même encore, la spiritualité
est différente de la mystique. La mystique est un oubli de soi
dans un océan sans limite (cf le « sentiment
océanique » de
Romain Rolland et de Freud). Elle est une extase de soi hors de soi.
Elle est une exténuation du moi dans une forme de
contemplation dans laquelle on se perd soi-même dans le regard
que l'on porte sur le vide ou sur Dieu. En revanche, la
spiritualité est de l'ordre de l'expérience, non pas
tant de l'au-delà que de soi-même. La
spiritualité est une forme d'enchantement de soi-même,
elle est un voyage intérieur. Le maître mot de la vie
mystique, c'est celui d'oubli et en particulier d'oubli de soi alors
que la vertu cardinale de la spiritualité est l'attention, et
en particulier l'attention à ce qui se vit et s'exprime en
soi.
Pourtant, à propos de cette
opposition entre mystique et spiritualité, il faut apporter
une nuance et un contrepoint. La mystique et la spiritualité
ont l'un et l'autre le sens du mystère. Ils ressentent l'un et
l'autre ce qu'il y a d'infini, de sublime et de « sans fond », que ce soit dans le visage ridé d'une
vieille femme, dans le frémissement d'une feuille d'un arbre,
dans un andante de Mozart ou dans une icône russe.
Disons enfin que la spiritualité est
tout autre que l'activité intellectuelle. Elle n'a rien
à voir avec la philosophie et encore moins avec la
théologie. L'activité intellectuelle cherche à
comprendre, la spiritualité cherche à ressentir et
à goûter. Elle relève de la sensibilité.
D'ailleurs, elle s'exprime volontiers par la musique (le chant
grégorien, Bach, la musique « planante »). Alors que la vie intellectuelle est de l'ordre de
la réflexion, la vie spirituelle, elle, est une
méditation. Et il ne faut pas oublier que « méditer » dérive de mederi qui signifie « donner des soins
à »,
« porter remède
à ». La
spiritualité, comme la méditation, a souvent une
visée curative. Et c'est pourquoi elle se vit souvent dans des
« retraites » par lesquelles on cherche à « se refaire » et à « se ressourcer ».
Au hasard d'un dossier que la revue
Actualité des
Religions a consacré en
mai 2001 à la spiritualité laïque, on peut
trouver quelques définitions de la spiritualité :
une écriture de la profondeur (J.L. Schlegel), une
expérience de l'absolu et de l'ouverture libérée
des carcans religieux (Roger-Paul Droit), une vie habitée par
un souffle, c'est-à-dire portée au maximum de sa
signification (Bernard Besret), un art de vivre, une manière
de manger, de jeûner, de chanter, de parler, de se taire
(idem), « une vie à
la cime de son être » (cité par Anne-Marie Franquin). Et Gabriel
Ringlet cite ce passage des Lettres
à un jeune poète de
Rilke : « Nous devons
accepter notre existence aussi largement qu'il se peut : tout,
même l'inouï doit être
possible ».
La confiscation du
spirituel par le religieux
Si cette approche de la notion de
spiritualité a quelque pertinence, on pourra constater qu'elle
n'est en rien le corollaire de la foi en Dieu. D'ailleurs, les
écrivains qui, aujourd'hui, me paraissent le mieux
caractériser le courant de la spiritualité (je pense
à Rilke, à Saint Exupéry, à Khalil
Gibran, Georges Bataille et à Christian Bobin) ne sont en rien
des « croyants » au sens orthodoxe du terme.
Même si cette distinction entre
« spiritualité » et « foi
orthodoxe » s'est
radicalisée depuis quelques décennies, elle est donc
fort ancienne. Prenons aussi l'exemple d'un ouvrage de
spiritualité écrit au XVIIIe siècle : L'abandon à la Providence divine d'une dame de
Lorraine. Il révèle un
clivage profond entre la spiritualité et la foi en Dieu, au
sens classique. Citons quelques expressions d'un commentateur pour
caractériser la spiritualité de cette dame :
« Prise au sérieux
de tout ce par quoi l'existence nous affecte, de tout ce qui fait
l'intériorité..., inquiétude de notre condition
affective..., attention à soi..., hyper conscience
affective..., abandon à la condition
d'intériorité..., fréquentation des sources de
soi-même ». Nous
sommes loin de la formulation traditionnelle de la foi telle qu'elle
s'exprime par exemple dans le Symbole des Apôtres (le
Credo).
Mais, s'il en est ainsi, on peut se poser
une question. Pourquoi l'idée de « spiritualité » et celle de
« Dieu »
ont-elles été si souvent rapprochées et
même identifiées ? Pourquoi l'idée d'une
« spiritualité sans
Dieu »
surprend-elle ?
Je ferai deux
hypothèses pour l'expliquer
- Depuis les premiers siècles de notre
ère jusqu'au XIXe siècle, la
religion chrétienne a été en situation de
monopole pour tout ce qui concerne la vie de l'esprit. Et c'est ainsi
que l'expérience de la vie spirituelle s'est exprimée
dans le moule et le langage de la religion chrétienne. De
fait, jusqu'au XXe siècle, la spiritualité a peiné
à trouver son langage propre et à s'exprimer
indépendamment des catégories du christianisme.
- La deuxième raison, c'est celle-ci.
L'idée de Dieu est tout à fait polymorphe. Et cette
polysémie a permis à la spiritualité de se
référer à un « Dieu » que l'on a pu confondre avec celui de la foi
chrétienne orthodoxe même si, en fait, il était
tout autre. De fait, le même mot « Dieu » peut être entendu dans des sens très
différents. Dieu peut être personnel, tout puissant et
extérieur à l'homme. mais il peut être aussi
impersonnel, mystique, intérieur, on serait tenté de
dire purement spirituel. Mais, puisque c'est le même mot qui
est utilisé, cela favorise l'amalgame. Il serait tout à
fait possible que certaines formes de spiritualité soient
compatibles avec certaines manières de comprendre le mot
« Dieu » et incompatibles avec d'autres, et en particulier
avec celle véhiculée par le théisme du
christianisme « orthodoxe ».
La spiritualité,
un « vilain petit canard »
La spiritualité d'aujourd'hui peut
apparaître comme une reprise de ce que l'on appelait à
l'époque de Rousseau la « religion
naturelle ». Cependant il
y a des divergences profondes. A la différence de la
spiritualité, la religion naturelle est fondée sur la
raison et elle se réduit souvent à une forme de morale.
En fait, c'est peut-être plutôt
saint Augustin qui est le premier témoin de ce que l'on
appelle aujourd'hui la spiritualité. Dieu lui apparaît,
et lui apparaît en lui, comme le seul chemin vers
lui-même. « Dieu, dit-il, est plus près de moi
que je ne le suis moi-même (interior intimo meo). Au fond,
c'est un même moment pour lui de découvrir Dieu et de se
découvrir lui-même. Il cesse d'être le jouet du
monde et de ses passions et il devient lui-même.
L'intériorité, le coeur, - le moi - devient
alors le chemin vers Dieu .
Et cette tradition de
l'intériorité se poursuit ensuite non pas tant dans la
mystique de Maître Eckhart et de saint Jean de la Croix mais
plutôt dans le quiétisme de madame Guyon et de
Fénelon et dans l'Ecole de Spiritualité du
XVIIe siècle. Mais elle a toujours
été distincte du christianisme orthodoxe et elle fut
souvent condamnée par l'Eglise catholique officielle.
Donc, jusqu'au XIXe siècle, la
spiritualité s'est exprimée dans le giron du
christianisme officiel. Pour être plus précis, elle a
été le « vilain petit
canard » du christianisme
officiel pour reprendre l'image du conte d'Andersen. C'est le
christianisme qui l'a couvée, mais il l'a fait comme un cygne
peut couver un oeuf de canard. En réalité, la
spiritualité n'est pas de la même essence que la foi
chrétienne orthodoxe. Elle est d'une nature toute autre.
D'ailleurs il faut noter qu'en dépit de l'inculturation de la
spiritualité dans le christianisme, les courants
spiritualistes et quiétistes de madame Guyon, de
Fénelon et de bien d'autres ont souvent été
condamnés.
Et c'est pourquoi, aujourd'hui, la
spiritualité a pris son indépendance, et elle est de
moins en moins couvée par le christianisme et par la
manière chrétienne de confesser Dieu. Il n'y a plus de
lien de cause à effet entre le fait de croire en Dieu et celui
d'avoir une forme de spiritualité.
La nature de la foi en Dieu a
profondément évolué depuis le début du
XXe siècle. Aujourd'hui, le fait de croire
en Dieu et de le confesser interfère de moins en moins avec la
vie et avec les attitudes, les sensibilités et les convictions
que l'on peut avoir. Et, de ce fait, il ne suscite plus guère
de spiritualité.
Mort de Dieu et
renouveau de la spiritualité
Dans ces conditions, comment peut-on
expliquer le renouveau extraordinaire de la spiritualité
depuis une cinquantaine d'années ?
Il faut, à mon sens, y voir un
héritage de ce que l'on a appelé, depuis Nietzsche, la
« mort de
Dieu ». Aujourd'hui, pour
beaucoup, Dieu n'est plus « éprouvé », ou du moins il n'est plus éprouvé que
sur le mode de son absence. On ne fait plus l'expérience de
Dieu. Il n'interfère plus ni avec les goûts personnels,
ni avec les formes de sensibilité que l'on peut avoir, ni avec
la relation que l'on a avec soi-même. Selon le philosophe
Emmanuel Lévinas, Dieu « a mis sur pied un être capable
d'athéisme ».
Même si nous « croyons en
Dieu », même si nous
le confessons, nous assumons notre existence comme si Dieu n'existait
pas (etsi deus non daretur, selon la formule de Grotius ).
Bien sûr, un tel constat de la
« mort de
Dieu » a conduit certains
à un athéisme pur et simple. Mais cela n'a pas
été toujours le cas.
Certains (et ce sont ceux qui
fréquentent aujourd'hui les Eglises) continuent à
confesser Dieu, mais sur le mode d'une confession sans fondement dans
une expérience personnelle. Le fait de confesser Dieu n'est
plus le corollaire d'aucune « vie
intérieure »,
d'aucune « expérience
spirituelle ». La
confession de Dieu est devenue une pétition de principe, un a
priori qui n'interfère plus avec la vie effective ni avec
l'interprétation du réel. Elle devient une affirmation
en soi, sans point d'accrochage dans la vie. Et elle n'implique plus
aucune forme de spiritualité. Et, bien sûr cela se
traduit par une méfiance radicale vis-à-vis de la
mouvance du New Age, de celle des charismatiques et, de façon
plus générale de la quête spirituelle.
Mais, à côté de ceux qui
confessent Dieu sans faire l'expérience de Dieu, il y a aussi
ceux qui vivent une forme d'expérience spirituelle et
même d'expérience de Dieu (ou du moins du divin) mais en
dehors de toute confession de Dieu. Et c'est ce deuxième
courant qui a été à l'origine du renouveau de la
spiritualité depuis une cinquantaine d'années.
Ainsi l'héritage de la
« mort de
Dieu » se fait selon deux
modes : la confession de Dieu sans expérience de Dieu et
l'expérience de « Dieu » sans confession de Dieu.
Ce qu'il faut constater, c'est que ce
phénomène a toujours existé même s'il a
pris récemment de l'ampleur. Dans le passé, et
même depuis les origines, le monde « religieux » (employons cette expression faute de mieux) a
été divisé en deux
catégories :
- ceux qui confessaient un Dieu personnel (le Dieu du
théisme) et qui n'avaient pas forcément
d'expérience spirituelle et mystique.
- ceux qui vivaient une expérience spirituelle
et mystique mais dont le Dieu était non personnel, à la
limite du silence et du rien. En fait c'était un quasi Dieu.
En effet, dans le passé, bien des mystiques ont insisté
sur le fait qu'ils étaient libérés de Dieu,
détachés de Dieu, désencombrés de Dieu.
Ainsi Maître Eckhart (1260-1327)
disait que la pauvreté en esprit, c'est être
libéré de Dieu. Ne plus vouloir, pas même
accomplir la volonté de Dieu ; ne rien savoir, pas
même que Dieu agit en soi ; ne rien avoir, pas même
un lieu en soi où Dieu puisse opérer. Il
écrit : « le
détachement ultime de l'homme consiste à se
détacher de Dieu par Dieu » et aussi « Je prie Dieu pour qu'il me rende quitte
de Dieu ».
Avec ou sans Dieu,
qu'est-ce que cela change ?
Revenons à la question : Peut-il
y avoir une spiritualité sans Dieu ?
Au fond, la différence entre
« spiritualité avec
Dieu » et « spiritualité sans
Dieu » semble quelque peu
arbitraire.
De toute manière, pour la
spiritualité, le mot « Dieu » ne caractérise pas vraiment un Dieu
personnel. Il est le mot qui dit l'appel vers l'au-delà,
l'invisible, l'inexprimable. Le Dieu de la spiritualité est
plus proche du Dieu des poètes que de celui des croyants.
D'ailleurs, le mot Dieu est souvent éludé. On
préfère parler de l'« Esprit » (« spiritualité » a la même racine que « esprit »), de l'« Ouvert » (chez Rilke par exemple), de l'Inconnu... Pour la
spiritualité, le mot « Dieu » évoque un effet d'invisible dans le visible,
de surnaturel dans le naturel , de miracle dans le quotidien. De
fait, l'usage du mot « Dieu » est surtout rhétorique et il n'est nullement
indispensable.
Dès lors, aujourd'hui du moins, il
n'y a souvent guère de différence entre la
spiritualité avec Dieu et la spiritualité sans Dieu.
Prenons deux propos, l'un d'un « croyant », saint Bernard de Clairvaux (1090-1153), l'autre
d'un agnostique, Victor Ségalen (1878-1919). Quelle
différence ont-ils ? Saint Bernard écrit :
« Nous cherchons ce que
l'oeil ne voit pas, ce que l'oreille n'entend pas, ce qui n'est pas
monté jusqu'au c�ur de l'homme. C'est cette chose là,
quelle qu'elle soit, qui nous plaît, nous attire et que nous
désirons atteindre ». Et Victor Ségalen, quant à lui, se
dit « attentif à ce
qui n'a pas été dit, soumis à ce qui n'est point
promulgué, prosterné devant ce qui ne fut pas
encore ».
Certains emploient le mot Dieu et d'autres
pas. Valéry, par exemple, qui se situe dans le camp des
athées, se refuse à employer le vocable « Dieu » mais il fait volontiers référence
à l'expression « le
dieu ». Saint
Exupéry fait de même. On a l'impression que tout se
résout à un problème de majuscule. Et,
paradoxalement, ce sont le plus souvent ceux qui se positionnent
« sans
Dieu » qui font davantage
l'expérience de « Dieu » que ceux qui se positionnent « avec Dieu ». Les mystiques d'aujourd'hui sont souvent des
athées, et ceux qui attachent de l'importance à la vie
spirituelle sont souvent des agnostiques.
On pourrait reprendre à ce sujet le
schéma de la parabole du fils prodigue et du fils
aîné dans Luc 15. En fait, c'est le fils prodigue
qui a quitté son père et l'a même renié
qui continue à être obsédé par son
père et à lui parler. Il lui parle en son for
intérieur. Au contraire, le fils aîné, qui, lui,
ne l'a pas quitté et a choisi de rester avec lui, n'a en fait
aucune relation ni aucune communication avec lui. Il ne lui a jamais
rien demandé (autrement dit il ne l'a jamais prié), il
ne lui a jamais parlé et n'a jamais entendu aucune parole de
sa bouche. En fait, son père est pour lui absent, silencieux
et anonyme. Il n'est qu'un élément de son
positionnement social.
Ceux qui confessent Dieu comme un Principe
souverain, transcendant et absolu sont comme le fils
aîné de la parabole, ceux qui, en réalité,
font le moins l'expérience de Dieu, du sacré, du divin
et du mystère. Il n'y a pas d'incarnation de Dieu dans leur
vie individuelle. En revanche, les « spirituels » d'aujourd'hui, tout comme le fils prodigue, feraient
en fait l'expérience de Dieu, ou du moins du sacré,
même s'ils répugnent à mettre une majuscule au
nom de Dieu. Même s'ils ne confessent pas Dieu, ils savent
cependant que l'homme est un « être
d'Infini ».
Cinq
caractéristiques de la spiritualité
d'aujourd'hui
1. Dans la spiritualité d'aujourd'hui, cette
expérience d'« être
d'Infini » se fait de
multiples manières. Elle donne une grande importance à
l'expérience de la solitude qui est en fait l'analogue
laïque de l'expérience du désert des mystiques.
Christian Bobin écrit : « Dans la solitude, on rejoint Quelqu'un
d'autre que soi ». Camus
écrit aussi : « Qu'est-ce que je médite de plus
grand que moi et que j'éprouve sans pouvoir le
définir ? Une sorte de marche difficile, une
sainteté de la négation, - un héroïsme
sans Dieu - l'homme pur enfin. Toutes les vertus humaines, y
compris la solitude à l'égard de
Dieu ». Samuel Beckett et
Ionesco font aussi l'expérience de leur solitude
vis-à-vis d'un « Dieu » obsédant par son absence.
2. Il faut aussi insister sur l'importance de la
quête de la sérénité dans la
spiritualité laïque d'aujourd'hui. Cette
sérénité est proche du « détachement » des mystiques et de la « paix » qu'évoque souvent saint Paul. Mais elle est,
pourrait-on dire, plus « païenne ». La sérénité est une forme
d'expérience de l'éternité mais elle est aussi
très humaine : c'est l'absence de tout conflit à
l'intérieur de soi-même et aussi avec le monde, et c'est
aussi un acquiescement à l'évidence du réel qui
conduit au repos (dans « acquiescement », il y a la racine quies qui signifie repos et que
l'on retrouve dans « quiétude »). La sérénité vient lorsque
l'on se rend à l'évidence, lorsque l'on consent
à ce que les stoïciens appelaient « la
nécessité ».
Le « dieu » de la spiritualité (quelle soit laïque
ou religieuse) est souvent plus stoïcien que chrétien.
3. L'importance accordée à l'attention
(que l'on appelle aussi l'éveil) et à
l'émerveillement. Christian Bobin écrit :
« Je me tais, je ne fais
rien, et dans ce rien d'une soirée, j'apprends lentement
à nommer ce qui me comble et m'échappe :
l'émerveillement d'une petite feuille verte
égarée dans la crue des
lumières ».
4. La spiritualité est individualiste et peu
préoccupée de politique et même d'éthique.
La foi traditionnelle s'exprime le plus souvent dans une Eglise qui
constitue une structure sociale et qui fait entendre sa voix sur les
problèmes de la société. Elle se
préoccupe ou du moins se préoccuper de l'incarnation de
l'avènement du Royaume de Dieu dans l'histoire et la vie
publique et privée. Rien de tel pour la spiritualité.
Elle n'est en rien un engagement. Elle n'est pas plus une
idéologie. Le bonheur qu'elle quête est tout individuel.
La spiritualité n'est pas seulement trans-professionnelle (on
peut se dire bouddhiste et faire le pèlerinage de
Compostelle), elle est aussi a-confessionnelle et a-sociale. Elle se
vit dans l'évanescence de l'intériorité.
Même si elle se gargarise souvent du mot « amour », elle ne lui donne aucun contenu pratique.
5. A la différence de la foi traditionnelle qui
s'exprime par des rituels fixés, par des liturgies canoniques
et par l'écoute de textes fondateurs (la Bible ou le Coran),
la spiritualité utilise des supports plus profanes et
psychologiques : l'écoute de la musique, le regard vers le
monde et vers soi-même, et aussi le renoncement, l'abandon de
soi, le lâcher prise, la contemplation.
Expérience
spirituelle et expérience mystique
Il faut faire clairement la
différence entre la spiritualité (au sens où on
l'entend aujourd'hui) et la mystique. La spiritualité est un
itinéraire à la découverte de la conscience (et
en particulier de la conscience de soi) et aussi du sens (et en
particulier du sens de la vie). Elle est une forme d'apprentissage et
de quête, mais cette quête est plus une quête de
soi que de Dieu à proprement parler. La mystique, elle, n'est
pas une quête. Elle est plutôt une contemplation. Elle ne
cherche pas à percer le secret du mystère des choses et
du monde. Elle s'y plonge et s'y dissout. La mystique est une forme
de vertige devant l'abîme sans fond de tout et c'est cet
abîme qui est appréhendé comme le « sans fond » de Dieu lui-même.
Le mystique dira « je contemple ce que je ne puis
trouver ». Il dira aussi
« je me perds et je
m'oublie moi-même dans le milieu divin, dans l'océan
sans limite ». Le
« spirituel » dira « je
cherche ce que je peux trouver et qui me permettra de vivre mieux
avec moi-même, l'autre et le monde ». En ce sens le poète Henri Michaux et le
peintre chinois Zao Wou-Ki me paraissent plutôt des mystiques
même s'il y a chez eux aucune référence explicite
à Dieu. Au contraire, le mythe du Graal relève
plutôt, me semble-t-il, de la spiritualité. Perceval est
au départ un naïf vivant dans l'extériorité
la plus totale, ne connaissant rien, pas même son nom. Toute
son histoire est celle de son développement psychique vers une
conscience de soi, du monde et du sens. Perceval se trouve, se
révèle et devient lui-même. Le roman du Graal est
une sorte d'odyssée de la conscience et de chemin vers
l'intériorité alors que la mystique est une dissolution
du moi dans le vélin vierge de l'illimité.
Peut-il y avoir une
spiritualité avec Dieu ?
Revenons à la question
posée : Peut-il y avoir une spiritualité sans
Dieu ? Je l'ai dit, il faut différencier radicalement
l'expérience spirituelle de la relation avec un Dieu
personnel. La spiritualité et la foi en Dieu ne sont pas du
même ordre.
La vie spirituelle relève de
l'intériorité alors que Dieu (pour la théologie
traditionnelle en tout cas) constitue une extériorité.
De fait, la spiritualité se vit à l'intérieur de
soi-même. Elle est de l'ordre de l'effusion. Elle peut
s'exprimer par la prière, mais cette prière ne se dit
pas dans des mots et encore moins dans des formules. Elle est
plutôt une oraison intime. Elle ne parle pas à Dieu
à proprement parler. Elle est plutôt une forme
d'offrande de soi. Elle est une partition musicale qui se dit
à l'intérieur de soi-même par l'émoi du
coeur, le désir d'un au-delà, la sensibilité au
mystère. La spiritualité est la quête d'une forme
d'enchantement intérieur.
Certes, la spiritualité est souvent
tendue vers l'Innommable. Et elle peut éventuellement lui
donner le nom de
« Dieu » ou de
« dieu ». Mais, si elle le fait, ce « dieu » est d'abord et avant tout un objet de désir
et de manque. Pour la spiritualité, « dieu » est la structure même du désir plus
encore que l'objet du désir. Le « dieu » de la spiritualité est tout autre que le Dieu
de la foi.
Même s'il est de bon ton, chez les
croyants orthodoxes de se méfier de la spiritualité, il
faut reconnaître sa profonde valeur et cesser de la
considérer comme une forme de cocooning et d'auto-massage. En
fait, la spiritualité est la vie de l'esprit faite chair. Elle
incarne dans le quotidien de l'existence et dans la psychologie
individuelle ce que disent la poésie, la musique et
peut-être même la mystique. Elle exprime
l'humanité de l'homme et ce qu'il y a de plus pur et de moins
grossier en lui. Elle fait contrepoint à sa volonté de
puissance, à sa bêtise et à sa brutalité.
Mais, pour être en plénitude ce qu'elle est, elle n'a
nul besoin d'être religieuse ni de faire
référence à Dieu.
Il faut que les croyants cessent de
présupposer que l'homme doit nécessairement croire en
Dieu pour exprimer le meilleur de lui-même. La
spiritualité peut tout à fait se vivre « sans Dieu » Bien plus, elle assume pour un large public, une
fonction que les Eglises et les religions ne savent plus et souvent
ne veulent plus assumer : celle d'exprimer la vie et d'aider
à vivre mieux, dans tous les sens de ce « mieux ».
En fait, la véritable question qui se
pose, ce n'est pas « peut-il y avoir une spiritualité
sans Dieu ? » mais
plutôt « peut-on
retrouver une spiritualité avec
Dieu ? » Comment ceux
qui, tels le fils aîné de la parabole de Luc 15,
continuent à être des pratiquants de nos églises
peuvent-ils retrouver une vie spirituelle aussi riche que celle des
fils prodigues qui les ont quittées ? Comment ceux qui se
disent « avec
Dieu » peuvent-ils
retrouver une spiritualité ? Peut-il y avoir une
spiritualité avec Dieu ? Et si oui,
laquelle ?
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Houziaux
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